Nabucco fait l'alyah à Montpellier
L'Opéra est un art éternellement actuel, qui parle des hommes d'hier et d'aujourd'hui, en même temps. Preuve en est, les chefs-d'œuvre résonnent de manière puissante avec l'actualité (c'est l'un des principes fondamentaux permettant aux metteurs en scène d'apporter leur lecture nouvelle). Nabucco en est un modèle légendaire : il permet à Verdi de traiter de l'actualité durant sa composition (dénonçant l'occupation de l'Italie par l'Autriche en montrant l'esclavage des Hébreux par les Babyloniens). Le metteur en scène John Fulljames fait de même, avançant dans le temps (tout en recollant au thème de l'Éxil du peuple juif) : il représente des juifs d'avant-Guerre (voire même tapis dans un souterrain durant la guerre) espérant la fondation d'un État hébreu. Difficile de mieux coller à l'actualité sachant que cette première représentation avait lieu le lendemain du 70ème anniversaire célébrant la proclamation de l'État d'Israël, jour choisi par les États-Unis pour déplacer leur ambassade israélienne à Jérusalem.
La Grande salle moderne de l'Opéra Berlioz dans le Corum de Montpellier (qui a refusé du monde pour les trois représentations de cette production) offre ainsi un plateau (décoré par Dick Bird) qui ressemble à un palais romain et roman abandonné, qui n'est pas sans rappeler le Parsifal souterrain de Tcherniakov pour son architecture et La Traviata de Zeffirelli pour le saisissant contraste entre une musique allante et une vieille demeure poussiéreuse seulement habitée par un mobilier et des souvenirs abandonnés. La demeure désolée se révèle furtivement, lorsqu'elle est balayée par la lampe torche d'un vieux gardien, seule lumière et seul humain, qui rappelle le vieux bouffon de Claus Guth car lui aussi va revoir comme un flash-back sa tragédie se dérouler de nouveau devant ses yeux (il errera même sur le plateau -comme dans Moscou Paradis-, ombre planant sur tous les interprètes, en particulier sur Ismaël dont il pourrait être une incarnation vieillie).
Les choristes s'avancent de l'obscurité en masse fantomatique, tels des macchabées, la lumière s'allume soudain, révélant les lieux et les personnages : nous sommes en fait dans une vieille synagogue en ruine avec un peuple juif en costumes modernes (taillés par Christina Cunningham) mais avec kippas et foulards. Des enfants défilent à chaque partie du spectacle en brandissant un grand parchemin biblique écrit en hébreu. Les fidèles dodelinent de la tête en prières et au milieu du plateau trôneront même les tables de la Loi inondées de lumière (conçues par Lee Curan), tout comme une maquette du Temple de Salomon. Comme dans la Bible, Nabucco détruit ce temple, l'incendiant ici, ce qui répand une odeur de brûlé dans la salle et la terreur sur scène (les juifs se liant les mains de rage). Le plateau replongera dans l'obscurité, mais le génie du chœur Va, Pensiero fera se lever un jour nouveau.
Une œuvre telle que Nabucco et dans une mise en scène au sous-texte à ce point pesant, impose des exigences bibliques aux musiciens. Trop, assurément, pour une distribution et une fosse inégales, avec des moments de grâce. À commencer par Jennifer Check qui dispose de toutes les notes demandées par le rôle d'Abigaille, à l'ambitus pourtant légendaire. Corollaire de son investissement scénique et musical, la tension de ses premières interventions s'efface finalement derrière la chaude douceur de son air mélancolique "Anch'io dischiuso un giorno Ebbi alla gioia il core" (Autrefois je savais ouvrir mon cœur à la joie), comme Nabucco (Giovanni Meoni) émeut à son tour et à genoux, implorant la clémence du Dieu des Hébreux (avec seulement un léger pincement vocal). Avant cela, il aura assis une belle voix de commandement (lorsque l'orchestre reste mesuré), notamment en s'appuyant sur un noble maintien (indispensable pour faire tenir sur sa tête son chapeau-couronne à double étages).
Le caractère rompu, brisé d'Ismaël se voit dans la posture courbée de Davide Giusti : il s'entend aussi à dessein dans une voix insufflée de grandes impulsions abdominales. Cette intensité gagnerait parfois à s'amoindrir (mais il faut avouer que Verdi n'offre pas à son personnage un duo d'amour, qui l'y aurait aidé) et s'il trébuche volontairement sur le plateau, il ne le fait pas sur les lignes musicales.
Fenena fait figure de révélation de la soirée, malgré les interventions trop rares de Fleur Barron (et un aigu certes absent) mais avec un impressionnant grave charpenté pour une mezzo : le chant correspond à la parole "Già dal fral, che qui ne impiomba, Fugge l'alma e vola al ciel!" "L'âme fuit le lourd corps humain et vole vers le ciel !". Une voix à suivre (en l'ajoutant à vos favoris) pour continuer à voir cette Fleur éclore.
Zaccharie se fait rabbin avec la voix d'officiant de Luiz-Ottavio Faria, basse voilée comme l'étoffe juive typique qu'il revêt, assourdie également mais ample et largement vibrée. David Ireland, Grand prêtre de Babylone, porte à bout de bras une tête de veau d'or et une voix de baryton-basse intense et en-dehors, surnageant dans la marée du chœur masculin. Complétant la ménagerie avec un autre animal Biblique, c'est une tête d'âne (bien connue de Samson, qui tua 1.000 philistins avec cette même mâchoire) que tient Nikola Todorovitch en Abdallo, avec sa voix de choriste soliste.
Michael Shonwandt dirige l'Orchestre national Montpellier Occitanie avec l'énergique rondeur qui lui est reconnue dans toute la capitale héraultaise, dès l'ouverture aux cuivres hélas faux mais doucement bouchés permettant d'autant mieux de faire éclater timbales et cymbales empressées. Une fanfare parcourt régulièrement la scène, accompagnant les cérémonies juives, mais ce sont les cordes aussi bien longues que saccadées qui portent la fosse.
Vocalement les Chœurs (des lieux et de Nancy) sont dolce mais présents, flous rythmiquement mais justes malgré une voix d'ensemble un peu soufflée par manque de soutien. La mise en scène offre aussi une belle place aux enfants (voix délaissée par Verdi dans son catalogue), qui sont d'appliqués et mignons assesseurs des cérémonies (même lorsqu'ils doivent représenter de petits guerriers armés).
Le vieux juif errant sur tout ce spectacle referme la boucle de l'histoire en se penchant sur le corps mourant d'Abigaille, punie, tandis que les fidèles quittent le plateau pour rejoindre une autre terre (promise ?).
Le succès public est hérauïque, réservant un triomphe à l'ensemble des artistes.
Mazel tov Montpellier !