Sacrées Histoires, sacré métier de Charpentier à Versailles
Vincent Huguet a réuni plusieurs Histoires sacrées de Marc-Antoine Charpentier afin de les mettre en scène, habillées par les costumes modernes de Clémence Pernoud et les lumières tamisées de Bertrand Couderc (décidément dans son royaume lorsqu'il s'agit d'éclairer la musique sacrée). Le ton est donné dès les premières mesures du spectacle : la musique processionnelle introduisant O sacramentum (O sacrement de piété) accompagne un mariage. Les personnages entrent du fond de la Chapelle Royale et celui qui incarnera Holopherne soulève, devant l'autel, le voile de sa promise qui l'embrasse avec fougue avant que les nouveaux épousés ne partent dans l'allégresse vers les plaisirs qu'ils convoitent. Mais Lucile Richardot a ramassé le bouquet et, mélancolique, elle invoque Jésus pour qu'il lui accorde à son tour le bonheur. Elle annonce ainsi les souffrances de Marie-Madeleine qu'elle incarnera plus tard dans le spectacle, et investit la première le plateau scénographié par Aurélie Maestre. Après qu'elle ait gravi l'un des blocs de marbre pour s'allonger au pied d'un olivier, le public oublie facilement combien l'image est clichée, pour apprécier son efficacité (d'autant qu'ainsi perchée, la voix résonne avec longueur et monte avec générosité vers le dôme de la chapelle et le paradis qu'elle invoque).
Richardot se fait alors narratrice pour l'Histoire de Judith, israélienne qui libère son peuple en tuant le général assyrien Holopherne (campé avec rectitude par Renaud Bres, mais dont chaque phrase musicale initie un nouveau crescendo). Caroline Weynants se plonge avec intensité dans la peau de l'héroïne sacrificielle, sa voix soprano peu sonore éclatant soudain dans des élans très vibrés. Tandis que l'union de Judith et Holopherne est représentée par une valse lente avant que la criminelle libératrice ne se colle sur le torse nu du général, le viol de la servante est moins métaphorique (une robe vole, une ceinture claque : un spectacle assurément iconoclaste pour la Chapelle Royale mais qui n'empêchera nullement le public d'acclamer l'ensemble des artistes, y compris de scène). Cela étant, la mort d'Holopherne est bien discrètement et prestement expédiée pour passer au long chœur de réjouissances. Point de tête en vue lorsque Judith proclame : « Voici la tête d'Holopherne » (nous ne sommes pas encore chez la Salomé de Strauss) et c'est dans une ambiance béate qu'elle distribue alors de véritables rameaux de concorde. Certes, mais comme le fit Claus Guth pour l'oratorio Jephtha à Garnier, la fin glorieuse est transformée en désillusion épouvantable par le metteur en scène : Judith se voit ici chassée (sans doute pour s'être "souillée" avec Holopherne en sauvant son peuple) et les phrases que lui adresse le chœur (« Courageuse Judith, belle Judith, chaste Judith, votre nom sera magnifié par toute la terre ») sont comme des crachats au visage.
Un des blocs de marbre retourné se révèle alors être creux, abritant la recluse Magdalena Lugens (Madeleine en larmes). La voix de Lucile Richardot suspend le temps (et les sur-titres) tant le sanglot endolori est à la fois contenu et sonore. Cet enchaînement sans transition de différents opus offre une continuité musicale envoûtante et tisse même des liens dramaturgiques. Madeleine vient en effet pleurer en Jésus le même interprète, laissé pour mort exactement au même endroit qu'Holopherne à l'épisode précédent et qui reviendra d'entre les morts, avec tous les personnages réunis "Sub tuum Praesidium" (Sous l’abri de ta miséricorde). Avant cela, les blocs de marbre forment un tombeau qui se referme sur Madeleine et Jésus (rappelant la scène finale d'Aïda) et c'est au tour de la Vierge Cécile de subir son martyr : Sainte Cécile de Rome (fort opportunément nommée patronne des musiciens pour avoir entendu des sons célestes au moment de son calvaire) est incarnée par Norma Nahoun. Sa voix s'envole aisément et revient en son sein pour une complainte douce, laissant dans un souffle long son âme à Jésus.
L'ensemble de la distribution impressionne surtout par la beauté des ensembles (et le naturel certain dans le chant du latin à la française). Violaine Le Chenadec appartient à une certaine typologie de voix baroque, droite et directe (concentrée sur la fondamentale car pauvre en harmonique). Autre jeune voix soprano appliquée, Caroline Arnaud est à son aise sur scène. Davy Cornillot a un volume, une portée et une résonance mesurés, dans des phrases très articulées. Également ténor, mais appuyé, Constantin Goubet est pourtant tendre, Etienne Bazola sculpte un Valérianus noble, doux baryton, au menton (mais non pas au chant) penché vers le bas. Enfin, basse et baryton-basse, Nicolas Brooymans et René Ramos Premier sont deux colosses physiques, vocalement placés. L'Ensemble Correspondances leur offre une interprétation instrumentale souple, tout en longueur de sons. Les musiciens investis sont dirigés de la main gauche par Sébastien Daucé lorsqu'il ne joue pas du clavecin, un instrument qui coupe en deux l'effectif symétrique, chacun composé d'une flûte, deux violons et deux violes de gambe, tandis qu'un orgue répond à un théorbe.
Les artistes vocaux referment ce livre d'Histoires Sacrées en formant une ligne sur les hauteurs du praticable. Ils s'adressent alors directement au public, renforçant leur catéchisme édifiant par des gestes baroques rappelant immédiatement ceux qu'avait repris Benjamin Lazar pour Le Tremblement de Terre d'Antonio Draghi en ouverture de cette Semaine Sainte à la Chapelle Royale. Une sacrée manière de boucler la boucle et de rappeler que Charpentier n'est pas que le compositeur du générique de l'EuroVision.