Une Lucia pleine d’esprit(s) à Bordeaux !
La lecture de Lucia di Lammermoor selon Francesco Micheli repose sur une idée simple : la grandeur des Ashton appartient résolument au passé ; Lord Enrico est le seul survivant de cette noble lignée depuis la mort de Lucia. Seul survivant, également, d’absolument tous les acteurs de ce drame, comme si les morts de Lucia, Arturo et Edgardo avaient entraîné dans leur sillage celles de tous les personnages – à l’exception d’Enrico, ne régnant plus désormais que sur un domaine en ruines et, dévoré par le remords et la culpabilité, sombrant comme sa sœur avant lui dans la folie. Il est dès lors condamné à revivre en boucle la tragédie qu’il a lui-même initiée, confronté aux fantômes (réels ou issus de son esprit malade) qui le hantent et lui rappellent sans cesse le rôle terrible qui fut le sien dans ce drame fratricide.
Idée simple, efficace, prolongeant sur toute la durée de l’opéra la noirceur que les premières mesures du prélude font entendre. Reste à la mettre en images – ou en tableaux – efficacement. Certes, certaines images ont trop souvent été vues pour être véritablement marquantes (les choristes assistant au drame comme des spectateurs disposés en arc de cercle au fond de la scène, les chaises et tables renversées à l’acmé du drame, ou encore l’apparition du fantôme de la mère précisément au moment où sa personne est évoquée) ou suscitent l’amusement au lieu de faire peur (les chasseurs morts-vivants se dandinant en cadence d’un pied sur l’autre pendant le chœur précédant « La pietade in suo favore… » d’Enrico). Mais la vision de Francesco Micheli offre également quelques moments forts, à commencer par le lever de rideau sur les ruines du domaine d’Ashton symbolisées par un enchevêtrement de ce qui fut le mobilier du château, et d’où émergent progressivement les « fantômes » : le chœur, Normanno, Raimondo, venant faire revivre à Enrico l’intégralité de la tragédie dont il vient à peine de s’extraire. Marquante également est la belle scène de folie, où Lucia s’étonne des sons étranges qu’elle tire elle-même (en apparence !) d’un armonica de verre improvisé à partir de la vaisselle laissée par les invités de la noce.
Cependant,
le premier artisan de la réussite de la soirée est sans doute le
jeune chef Pierre Dumoussaud, pour sa direction dramatique,
contrastée, inscrivant nettement l’œuvre dans une esthétique
annonçant les premiers Verdi (Oberto, Comte de Saint-Boniface ne sera créé que
quatre ans après Lucia), mais aussi pleine de raffinement :
pour simple qu’elle soit, l’écriture orchestrale de Donizetti
regorge de poésie, et rares sont les chefs qui parviennent ainsi à
lui rendre pleinement justice en la dégageant du simple rôle
d’accompagnement de la voix.
Maints détails orchestraux sont ainsi mis en valeur, sans jamais
pour autant tomber dans le maniérisme. De plus, la version proposée est intégrale : les reprises, éléments intrinsèques du bel canto italien permettant à l’interprète
d’approfondir l’expressivité de son interprétation et à l’auditeur de « s’attacher »
à la mélodie, sont toutes effectuées, les pages habituellement
coupées sont rétablies (jusqu’à l’intervention d’Enrico
demandant qu’on emporte sa sœur après la scène de folie). L’indispensable scène de « l’ouragan » au
début du troisième acte est également présente, évitant à l’œuvre de se répéter en
présentant coup sur coup deux scènes de fêtes interrompues de façon dramatique dans un même lieu. Pierre
Dumoussaud est magnifiquement secondé par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine et les Chœurs de l'Opéra National de Bordeaux extrêmement impliqués.
Vocalement, la distribution a été établie avec un soin extrême, comme en témoigne la qualité des seconds rôles, de l’Alisa façon gouvernante hitchcockienne d’Albane Carrère aux Arturo et Normanno de Thomas Bettinger et Paul Gaugler. Georgia Jarman est encore très peu connue en France (Bordeaux l’a déjà entendue en Musetta en 2014). Malade pour la première (Venera Gimadieva, qui a magnifiquement pris ce rôle à Rouen il y a deux ans, l'avait remplacée pour l'occasion), elle faisait ce jeudi 5 avril ses premiers pas dans cette production. Sans doute pas parfaitement rétablie, elle exécute une reprise de « Quando rapito… » ornée a minima, reste prudente dans les vocalises, et émet des aigus un peu difficiles, ou atteints mais non tenus. Son succès au rideau final montre que le public, à juste titre, a été sensible à l’essentiel : implication totale dans le rôle, justesse de l’incarnation, science du legato, variété des couleurs, attention permanente accordée aux nuances. Bref, si l’on perd un peu en pyrotechnie, on gagne à n’en pas douter en émotion ! Gageons que parfaitement rétablie, Georgia Jarman sera une Lucia d’envergure – et espérons que d’ici la fin des représentations bordelaises (elles ont lieu jusqu’au 11 avril), elle aura l’occasion de faire entendre la pleine étendue de ses très beaux moyens !
Son
fiancé est Julien Behr qui, ces derniers temps, élargit peu à peu
son répertoire du côté italien, avec notamment Fenton à Anvers en
décembre dernier, et déjà Donizetti (Ernesto de Don Pasquale à Rennes) il y a deux ans. On retrouve l’essentiel des qualités
qui le rendent si précieux dans le répertoire mozartien :
beauté d’un timbre tendre et délicat, goût sûr (touchant « Tu
che a Dio » final), maîtrise du souffle et du chant
legato (magnifique « Verranno a te »),
auxquels s’ajoute une belle prestance scénique. Les accès de colère
d’Edgardo (le « Io potrei, si, potrei comprirlo ancor ! »
du duo d’amour, ou encore la malédiction de Lucia au finale du II)
l’exposent toutefois aux limites de ses moyens actuels en termes de puissance
et d’éclat.
Jean Teitgen fait sensation en Raimondo. Ce qui frappe avant tout, c’est la couleur extrêmement personnelle d’un timbre immédiatement reconnaissable : la clarté de l’élocution, inscrivant son art dans le sillage des grandes basses françaises, se pare de reflets sombres qu’on a plutôt l’habitude d’entendre chez certaines basses profondes de l’Est. Ce matériau vocal d’exception est secondé par une excellente technique qui permet à la voix de se projeter facilement et naturellement (la ligne vocale de Raimondo est parfaitement identifiable lors du sextuor, sans que le chanteur ait le moins du monde à forcer sa voix), avec la même aisance aux deux extrêmes de la tessiture, du grave abyssal de « la tremenda maestà » à l’aigu de « Pace ! » (finale du second acte). Enfin, la sensibilité de l’artiste contribue à faire de sa scène avec chœur précédant la folie de Lucia un vrai moment d’émotion.
Après Alphonse (La Favorite), Figaro, Dandini, Schaunard (et bientôt le Malatesta de Don Pasquale à Garnier : réservations), Florian Sempey confirme ses grandes affinités avec le répertoire italien : voix puissante et homogène sur toute la tessiture, capable d’éclats comme de retenue, dotée d’une souplesse et d’une précision sans doute acquise dans la fréquentation assidue de Rossini, tout y est, jusqu’à l’endurance nécessaire pour rester en scène pendant (quasi) toute la représentation comme l’exige cette mise en scène, faisant d’Enrico un personnage au moins aussi important que l’héroïne éponyme.
À noter enfin, comme assez souvent à Bordeaux, la présence d’un public (parfois très) jeune, concentré et enthousiaste : l’avenir musical et artistique de la ville semble assuré !