Jordi Savall ressuscite la Passion selon Saint Marc à la Philharmonie de Paris
La Passion selon Saint Marc de Jean-Sébastien Bach intrigue et fascine, car aux faits historiques prouvant son existence (celle-ci est présentée le Vendredi Saint de l’année 1731, puis à Leipzig en 1744) s’oppose l’absence d’une quelconque partition. Ainsi, seul le livret de Picander nous est accessible. Bach aurait repris pour cette œuvre un procédé déjà utilisé auparavant : le pasticcio (pastiche), lui permettant de réaliser son œuvre en extrayant des éléments d’ouvrages antérieurs dont le caractère est proche. La reconstitution de Jordi Savall présentée à Versailles puis à la Philharmonie de Paris reprend le livret de 1744 et se fonde sur plusieurs œuvres sacrées du Kantor de Leipzig : l'Ode funèbre, la Passion selon Saint Matthieu, la Passion selon Saint Jean et quelques cantates. Au-delà du plaisir éprouvé à entendre ces multiples références, il faut souligner avec quelle réussite le chef signe une œuvre cohérente, le texte du livret et la partition se mariant en un accord parfait.
Personnage crucial dans la narration de la Passion, l’Évangéliste est admirablement porté par Dávid Szigetvári. Le ténor déploie une voix chantante et élancée, dont les notes aiguës et accentuées, dans les recitativi secci (récitatifs secs : légèrement accompagnés), résonnent dans la Grande salle Pierre Boulez comme dans une Cathédrale. Habité par son personnage, celui-ci fait face à l’auditoire, levant parfois les bras ou les repliant vers la poitrine. Face à lui, le baryton-basse Konstantin Wolff (Jésus) profite d’une voix ample, franche, et légèrement vibrée. Prises au fond de la gorge, les notes les plus graves, pesantes, suggèrent la noble autorité du personnage, en dépit d’une diction légèrement enrouée, qui disparaît lorsque celui-ci accède à des mediums feutrés. Il faut noter la belle couleur translucide et décharnée de la voix lors de la phrase « L’esprit est fort, mais la chair est faible », provoquant un contraste saisissant. Parmi les rôles mineurs, il faut noter le militaire du ténor Victor Sordo, dont la parole « En réalité, il était bien le fils de Dieu » est assurée par une voix large et solennelle.
Chez les solistes, la soprano Marta Mathéu (également Servante dans la Passion) montre une certaine aisance de phrasé par une voix souple et chantante, aux « r » bien roulés ("Err kommt, er ist vorhanden !"), dont les lignes se mêlent admirablement à celles doublées aux violons. Les aigus sont amples, parfois portés avec légèreté ou au contraire avec davantage de grain de voix. Entendu dans deux arias ("Mein Heiland, dich vergess ich nicht" et "Will ich doch gar gerne schweigen"), le contre-ténor Raffaele Pé offre une voix raffinée, aux tenues superbes et très expressives. Les lignes sont précises rythmiquement, y compris lors de passages véloces où la voix grimpe par de traîtres arpèges. Agiles, les aigus ne montrent ni crispation, ni tension. Quant aux médiums, bien projetés, ceux-ci laissent entrevoir un timbre plus corsé et appuyé. Sur le continuo rapide de l’aria "Ich lasse dich, mein Jesus, nicht", le ténor Reinoud Van Mechelen, élance d’emblée des vocalises rapides, bien en place, exprimant admirablement la fervente dévotion du croyant. Sa voix répond avec énergie à l’agitation de l’accompagnement, puis se détend et se déploie dans toute son amplitude lors de brèves tenues. Un peu plus tard (aria "Welt und Himmel, nehmt zu Ohren"), il offre de belles notes bien timbrées, contrastant avec des vocalises rapides parfois recouvertes par l’orchestre.
Le Chœur d’enfants Amics de la Unio et la Capella Reial de Catalunya offrent un ensemble assez homogène. Les respirations entre chaque période sont précises, et il module avec justesse son discours entre des passages assez lents où les voix se fondent en un unique accord, et d’autres plus agités où les tessitures s’échangent des parties fuguées ("Kreuzige ihn !") et où les voix perdent parfois en clarté. Répondant aux mouvements mesurés du chef, l’orchestre, et plus particulièrement les violes de gambe et les bois, offrent de belles couleurs aux partitions de Bach. Quant au continuo, celui-ci est équilibré malgré un violoncelle fort présent.
Offrant au public le choral "Ich will hier bei dir stehen" en bis, Jordi Savall reçoit de fervents applaudissements, accompagnés de bravi portés pour le ténor Dávid Szigetvári.