Un Bal Masqué théâtral à l’Opéra national de Lorraine
De petits masques de théâtre antique sont alignés et plantés sur le devant de la scène. Mais la présence permanente de l’univers théâtral dans cette mise en scène de Waut Koeken ne s’articule pas seulement autour de cette délimitation géographique implantée entre l’univers scénique, la fosse et le public. Les coulisses et scène tournante progressivement exposées et utilisées tout au long de l’argument, participent de ce retour à l’essence du théâtre et servent également une impression de va-et-vient entre classicisme et contemporanéité.
Les costumes et décors de Luis F. Carvalho sont d’abord proches de l’époque de création de l’œuvre, robes à tournure et lourdes tentures carmin, puis audacieux par l’exposition des dispositifs techniques et l’épure lors, par exemple, de la scène du cimetière au décor minimal.
Entourant la devineresse Ulrica Arvidson, deux danseurs aux justaucorps noirs sur lesquels sont cousus des masques blancs orchestrent une chorégraphie résolument contemporaine, dans un halo de fumée bleue. La devineresse elle-même arbore une robe ornée de cartes à jouer qui rappellent l’univers de Lewis Carroll. Les décors et costumes redeviennent ensuite classiques, puisque la scène de bal finale se déroule dans un sublime décor de plafonds et loges d’opéra reproduit à l’infini. Cette mise en abyme donne presque le vertige, accentué par le tournoiement des costumes de bal. La mise en abyme est d’ailleurs présente dès le premier acte, puisque le décor aux tentures du bureau de Gustave III est reproduit sur une scène plus petite à l’arrière, scène elle-même miniaturisée au moyen d’une maquette posée dans un coin.
C’est le ténor Stefano Secco, trop peu connu de ce côté des Alpes mais vraie vedette en Italie, qui incarne Gustave. Si sa voix a besoin d’un peu d’échauffement au premier acte et est légèrement couverte par l’orchestre, elle gagne ensuite en intensité et chaleur, offre un échange enflammé avec Amelia au deuxième acte avant d’attester de la vertu de cette dernière dans une diction bien articulée malgré l’agonie, poignante, de la dernière scène. Le jeu de Stefano Secco sait osciller entre le tragique et le comique, alternance inhérente à l’œuvre, entre légèreté et insouciance du roi et passages funestes.
À l’inverse, la soprano Rachele Stanisci en Amelia, un peu statique, semble davantage concentrée sur sa performance vocale que scénique. Il manque un peu de portée sur ses graves, souvent couverts par l’orchestre. Ses aigus sont efficaces mais manquent d’abord de rondeur, avant de trouver une implantation plus solide au fur et à mesure que son personnage se dirige vers la tragédie, suppliant son mari dans un « Morrò, ma prima in grazia » émouvant.
Le Comte Anckarström, ami fidèle de Gustave puis bras assassin, trouve en Giovanni Meoni un baryton à la hauteur de l’évolution du personnage. Les aigus chaleureux et purs transmettent l’affection qu’il porte au roi, les graves surgissent, profonds, au moment de l’humiliation, et la diction se maintient en toute circonstance, sans que jamais la voix ne soit couverte par les quolibets ou par la fosse.
La même impression de constance vocale se ressent à l’écoute de la soprano Hila Baggio, qui endosse le rôle travesti d’Oscar. Virevoltant d’abord dans un costume rouge qui apparente Oscar à un fou du roi plus qu’à un serviteur, puis dans une robe à tutu extravagant pour le bal, l’agitation permanente d’Oscar n’empiète pas sur les qualités vocales. Les aigus sont d’emblée intenses et pénétrants et le restent jusqu’au bout.
Maniant à la perfection les graves comme les aigus, la contralto Ewa Wolak incarne une divine Ulrica, devineresse statuesque, sublime pythie déployant des graves puissamment charpentés et des aigus veloutés puis si puissants que le public en oublierait presque le rôle et verrait en Ewa Wolak une devineresse authentique. Philippe-Nicolas Martin est un Christian efficace, tant dans sa tessiture de baryton que dans son jeu de scène. Fomenteurs du complot, les basses Emanuele Cordaro et Fabrizio Beggi figurent d’inquiétants comtes Horn et Ribbing, alliés dans leur caractérisation autant que dans leur performance vocale. Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine renforce magnifiquement cet effet d’angoisse et d’ombre lorsqu’il se fait chœur de conjurés, basses solides intrigantes ou railleuses. Il est tout aussi efficace en chœur joyeux des invités du bal.
La légèreté qui précède l’annonce de la mort à venir par Ulrica s’imprime dans la battue de Rani Calderon, sautillant presque devant son pupitre. La direction plus bouillonnante ensuite transpose le tourbillon de personnages et le rythme enjoué de leurs mouvements dans la scène de bal. Les solistes de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy ne sont pas en reste. Le violoncelle, tout en habiles vibratos et convocation de l’archet sur toute sa longueur, bouleverse lorsqu’il accompagne le « Morrò, ma prima in grazia ». La harpe se découvre martiale au moment de la mise en œuvre de la vengeance des conjurés.
Les applaudissements nourris qui accompagnent le dévoilement du décor de salle de bal se prolongent, bien logiquement, à la fin du spectacle.