En Avignon, un Sérail entre tradition et traduction
L’œuvre mozartienne requiert un véritable geste de metteur en scène. Le Sérail est ici un cabaret viennois, qui concentre les aspirations ambivalentes des années 1930. Son tenancier n’est autre que Pacha Selim, quintessence de l’inquiétante étrangeté orientale. Le spectacle est dans le spectacle, et les deux couples en font partie intégrante. Konstanz mène la revue, Belmonte est crooner, Blonde et Pedrillo assurent les intermèdes comiques. L’enfermement n’y est pas culturel, mais économique. Hollywood et ses fausses lumières des mille et une nuits ne sont pas loin. Son impérialisme culturel est confronté à la multiplicité des langues apportées par la révision intégrale des dialogues du Singspiel mozartien. Le choix du vernaculaire -chanter l’opéra dans la langue du public- s’élargit jusqu’aux vastes dimensions d’une tour de Babel, sinon plus réduites, d’une auberge espagnole. Tous les protagonistes parlent plusieurs langues (du français, au farsi en passant par l’italien), selon la matière sémantique qu’ils apportent à un véritable puzzle linguistique.
La metteuse en scène Emmanuelle Cordoliani insère jusqu’à épuisement de ses ressorts dramatiques un message venu d’une autre tradition scénique et d’un autre temps, lequel n’est pas celui de Mozart. L’opéra ne peut que se distendre, s’effilocher parfois, jusqu’aux oreilles de spectateurs aux horizons d’attentes façonnés par les codes de l’opéra buffa d’une part, du théâtre ascétique d’autre part. Les références à un certain théâtre de la lenteur et à l’inverse de l’éclectisme, sont à la fois sur-soulignées et juxtaposées. L’équilibre est rompu entre deux langages, deux genres, deux messages, aussi denses et chargés l’un que l’autre.
La scénographie et les accessoires d’Émilie Roy apportent la dimension spectaculaire et magique du Singspiel (boules, cartes, marionnettes, ombres, transformisme, etc.), tandis que les à-plats rougeoyants ou blêmes des lumières de Pierre Daubigny les nimbent de l’obscure clarté d’une boîte de nuit. Les costumes de Julie Scobeltzine célèbrent les corps des protagonistes et des nombreux figurants, tantôt déguisés, tantôt mis à nu, au cours d’un geste d’effeuillage quasi permanent. Costumes de scène, de janissaires et lambeaux d’étoffes relèvent du vestiaire bricolé d’un film à la Klapisch. Les chorégraphies de Victor Duclos mobilisent avec insistance le Ballet de l’Opéra Grand Avignon, humanité suiveuse, désarticulée et parfois rampante. Tel un grand chœur–corps antique, il prolonge les gestes des protagonistes, reprenant chacun de leurs mouvements. La densité corporelle scénique n’est pas sans saturer le regard et leste en permanence de matière visuelle et sonore l’esprit mozartien. Les duos et quatuors réunissant les chanteurs dans leur simple solitude sont apaisants, et permettent au spectateur de renouer avec l’opéra.
Côté distribution vocale, la Konstanze de la soprano Katharine Dain, apporte au rôle ses coloratures au vibrato frissonnant, presque étrange au démarrage. Il lui permet de traverser les espaces secs de l’acoustique. Proie-de-l’adversité, elle lance ses vocalises comme le ferait un oiseau sur sa branche, ou comme une femme en travail, tant Selim paraît l’aider à accoucher de sa douleur. Elisa Cenni, angelot bleu, fait susurrer et roucouler Blondchen. Son timbre à la chair fraîche, brillante et lumineuse, parle une langue simple et efficace, au pianissimi bien sertis dans l’anneau de la ligne vocale.
Belmonte est interprété sous toutes ses coutures par Blaise Rantoanina. Il exécute ses interventions comme autant de stand-up d’un acteur-danseur-chanteur pop-soul, non loin de pouvoir se mettre dans la peau le rythme et le moonwalk de Michael Jackson. Le souffle a la longueur requise. Le timbre est paré d’une clarté et d’une suavité caramélisée plus qu’aérienne, dont les aigus passent sans forcer.
L’autre ténor, Pedrillo bénéficie du jeu de pantomime, précisément agité, de Cesar Arrieta. La couleur vocale est fruitée, mais la puissance de l’émission manque un peu de ce princier que Mozart aime à placer dans la bouche des valets. L’Osmin de la basse Nils Gustén en a le physique imposant et infatué. Les graves ne sont pas cependant assez granuleux pour inspirer la terreur de ce personnage trouble, en habit d’arlequin.
Enfin, Selim Bassa est confié à l’acteur Stéphane Mercoyrol, au physique charismatique. Il concentre en lui le mystère chamanique du Gipsy, de l’étranger d’Orient, dépositaire d’une tradition initiatique immémoriale. Sa voix déclamée est puissante jusqu’à l’éraillement noir d’ébène. Son physique souple fait la danse du ventre pour charmer Konstanz. Il en fait sans doute beaucoup dans la colère et le désir avant de parvenir à atteindre le repos véritable d’un sage soufi.
La direction de Roberto Forés Veses est juvénile et engagée physiquement. Il se démène avec une belle vitalité pour relancer la musique à bout de bras, entre les longs moments de silence musical, tandis que le peuple scénique, dont les Chœurs de l’Opéra Grand Avignon, déambulent à pas sonores comme pour continuer à dévider le tempo de la musique. L’Orchestre Régional Avignon-Provence relève le défi de cette quête tendue d’équilibre, entre grâce et pesanteur.
Le Singspiel se fait comédie musicale, la comédie musicale cabaret, et le cabaret mélodrame, depuis la tradition mozartienne et ses successives traductions, de geste, de parole et de musique.
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