Masterclass de Rolando Villazón salle Cortot : la joie du jeu
Devant une salle comble et par avance comblée, venue se délecter de ses bons conseils, Rolando Villazón (dont le jeu d’acteur a toujours été reconnu) annonce d’emblée son programme : « Ce soir, je vais privilégier l’interprétation au détriment de la technique ». Ainsi, pour aider à se perfectionner quatre jeunes chanteurs — deux sopranos et deux ténors —, le maestro entend-il mettre l’accent sur la pédagogie théâtrale, le jeu scénique, la présence physique, la clarté de l’élocution, l’énergie et l’émotion, avec la conviction que l’art dramatique peut et doit grandement servir l’art lyrique.
Le ténor Keisuke Konno, accompagné du pianiste (le remarquable Genc Tukiçi), ouvre le bal et se place au centre du plateau, tandis que l’expert Villazón s’assoit en retrait derrière une petite table, prêt à écouter avec bienveillance un extrait du Don Giovanni de Mozart : « Il mio tesoro intanto ». Malgré une certaine nervosité et quelque timidité dans l’interprétation, l’étudiant fait résonner une voix suave et bien posée, aux subtiles modulations, ainsi qu’un vibrato délicat et profond. À peine a-t-il terminé que Villazón le met en confiance, le félicite et délaisse son micro pour prodiguer ses premiers conseils concrets : s’approprier l’espace et bien s’ancrer dans le sol, fixer des yeux un point précis (comme « les lumières de la sortie de secours au fond de la salle ») pour canaliser l’énergie, ne pas se laisser distraire par les mimiques des spectateurs du premier rang. Si l’on ne sait que faire de ses mains, éventuellement s’appuyer sur le piano (« mais sans s’avachir ! »). Suivent des remarques sur le personnage et les problèmes d’interprétation : Villazón se fait alors metteur en scène (l’une des récentes cordes qu’il a ajoutées à son arc) et invite l’étudiant à analyser précisément la situation. À qui parle Ottavio ? Dans quel état d’esprit est-il ? « C’est un chevalier qui constate que le monde a changé. Il y a un conflit en lui, il doute. Il ne s’adresse pas au public mais médite en lui-même ». D’où la nécessité d’un chant plus intérieur : Keisuke Konno reprend en suivant les indications et Ottavio s’incarne comme par enchantement.
Lui succède la soprano Rong Ma, qui entonne « Depuis le jour », une aria tirée de la Louise de Charpentier. Souriante et gracieuse dans l’expression, elle révèle un séduisant grain de voix, à la fois charnu et cristallin, agrémenté de très beaux aigus. Reste que les nasales françaises semblent ardues pour la chanteuse chinoise et sollicitent la mâchoire, ce qui peut entraver l’intelligibilité du texte. Volant à son secours, Villazón lui suggère de reprendre la phrase sur une seule voyelle, puis sur toutes les voyelles sans les consonnes. Quand elle se réapproprie la phrase complète, l’articulation est bien meilleure, en particulier sur certains mots importants : « Imprégnez-vous de ce que vous dites : ‘heureuse’, ‘amour’ ! », lance Villazón avec passion. Sur les sinueuses vocalises censées exprimer un émoi amoureux lancinant, il conseille la retenue (sotto-voce) : moins projeter la voix pour éviter les hachures et les variations de timbre dans les passages du piano au mezzo forte puis au forte, et surtout, gagner en émotion « dans le crescendo, jusqu’au climax ».
Vient le tour de la charismatique Amélie Tatti qui campe une Norina mutine sur « Quel guardo il cavaliere » tiré du Don Pasquale, l’opéra-bouffe de Donizetti. En plus de ses qualités de comédienne (elle fait alterner le parlé et le chanté), la soprano révèle une voix bien charpentée et sonore aux aigus maîtrisés. Villazón lui suggère cependant de bien sentir les nuances de son personnage, d’apporter plus d’affect et moins d’effets : il s’agit de donner du relief au morceau qui n’est pas un bloc monolithique, de dégager clairement les intentions, de marquer les silences « parce que c’est aussi de la musique ». Afin de donner une couleur précise à chaque phrasé, la cantatrice — dirigée comme une actrice — est incitée à jouer de son regard et même à suivre une petite chorégraphie : marcher en mettant les mains sur les hanches, hausser les épaules, écarter les bras.
Le cours s’achève avec le ténor Ragaa El Din. Son interprétation de « Je veux entendre encore ta voix » de Verdi (Jerusalem), grâce à des aigus bien ronds, à une voix sonore et à un timbre chaud, fait passer beaucoup d’émotion. « J’en tremble », avoue Rolando Villazón, avant d’aider le chanteur à perfectionner notamment les attaques : « ‘A Dio’… Pensez O mais dites A ». Après quelques essais, le jeune professionnel prend de l’assurance et se laisse aller, gosier déployé, à une impressionnante démonstration de puissance vocale, que ne manque pas de souligner l’espiègle Villazón en faisant un bond en arrière — comme soufflé par une explosion —, sous les éclats de rire d’un public conquis. Mais il conseille aussi plus de modération dans les fortissimo.
Dans ce partage d’expérience, Villazón interagit à la fois avec l'auditoire et les étudiants. Véritable performeur, il sait offrir du spectacle, suscitant même l’hilarité avec ses pitreries et son sens du comique. Professeur dévoué, il peut aussi se montrer soucieux du progrès de ses étudiants, tournant le dos au public et ne s’adressant plus qu’au chanteur et au pianiste, comme s’ils étaient dans l’intimité d’une salle vide. Ainsi façonne-t-il leur potentiel comme un sculpteur pétrit sa glaise ou cisèle son marbre pour les faire accoucher du meilleur d’eux-mêmes : « plus pétillant », « avec moins de coffre », « recommencez ! », « plus legato », « faites quelques pas et reprenez l’énergie », « plus intense, moins crispé », « chantez comme un violon, avec musicalité », « oubliez les notes : laissez-vous porter par l’élan ». Non moins avare de recommandations que de compliments, il fait aussi montre de beaucoup d’aménité dans les gestes (effusions, applaudissements, accolades affectueuses, embrassades, baisemains). Avec quels résultats ? Assurément, une telle méthode ne peut que porter des fruits, elle est d’une redoutable efficacité si l’on en juge par les progrès que font les étudiants en un temps aussi bref. Grâce aux exercices pratiques, aux outils scéniques très concrets, au travail sur le texte, la diction et l’expressivité vocale s’améliorent indéniablement.
Reste que cette approche repose plus sur la manière que sur la matière — entendons ici la « matérialité » propre à la voix. Selon la distinction que faisait Roland Barthes dans un célèbre article (« Le grain de la voix », L’Obvie et l’Obtus, 1992), la voix chantante est aussi « disante » : par sa matérialité propre, elle est une sorte d’infra-langue voluptueuse — non assujettie au sens — qui « charrie directement le symbolique, par-dessus l’intelligible, l’expressif ». Ce « géno-chant », comme Barthes le nomme, dans sa dimension mystique et érotique, ne devrait pas être réduit à un simple véhicule de sens, de communication, de représentation ni à l’exécution stylistique qui constitue le « phéno-chant ». Autrement dit, trop inféoder l’art lyrique à la structure codée qu’est le langage musical, le faire déborder dans la subjectivité, c’est prendre le risque de surjouer ou de sursignifier, de tomber dans le pathos et l’artificialité.
C’est au moment de clore la séance, et du salut final, que Rolando Villazón retrouve son sérieux. En guise d’encouragement pour leur future carrière, il tient à expliquer aux quatre artistes en herbe la façon dont il conçoit son métier. Ainsi dresse-t-il le portrait original du chanteur lyrique comme d’une créature hybride, mi-athlète mi-artiste, dont le secret réside dans la joie :
« Être chanteur d’opéra, c’est d’abord être un athlète. Cela exige un travail physique extrêmement difficile, pour maîtriser l’instrument qu’est notre corps à un haut niveau. Mais ce travail d’athlète n’est que le commencement. Le vrai travail, ensuite pour être un artiste, c’est l’interprétation. Alors, il faut oublier les classes, le coaching, les aspects techniques. Devenir artiste, c’est la partie la plus importante, qui va vous amener à un autre niveau et permettre de trouver de la joie et de donner de la joie aux collègues, aux spectateurs, au compositeur. L’imagination, c’est la nourriture de l’artiste. Le talent d’un chanteur, c’est moins ses cordes vocales que sa tête, son esprit. Mais sans l’athlète, il n’y a pas d’artiste : il n’y a pas le jeu ni la joie. »