Tannhäuser et le splendide tournoi des chanteurs au Deutsche Oper de Berlin
Les occasions d’entendre Tannhäuser dans des conditions satisfaisantes sont trop rares pour ne pas saluer le spectacle homogène présenté en ce moment par l'Opéra allemand de Berlin (Deutsche Oper Berlin), une reprise de la mise en scène imaginée en 2008 par Kirsten Harms, à l’époque Directrice générale de l’institution germanique. La femme de théâtre allemande avait alors retenu la version dite de Dresde, c’est-à-dire sans la Bacchanale introductive. Tandis que résonne l’ouverture, un chevalier en armure (Tannhäuser) descend des cintres, accueilli dans les profondeurs (ici aqueuses) du plateau par d’ondulantes nymphes aux poitrines nues (et opulentes). Il atteint ainsi le Venusberg, ce Royaume du désir érotique. Peu après, c’est une image radicalement différente que perçoit la rétine du spectateur puisque les charmantes sirènes laissent place (dans une lumière non plus bleutée, mais rougeâtre) aux pèlerins, ici grimés en pécheurs brûlant dans les flammes de l’Enfer qui disparaissent ensuite dans les abysses (au lieu de rejoindre la Ville Éternelle !).
À l’Acte II, le plateau revient à une société plus traditionnelle, celle formatée du Landgrave, avec sa cohorte de chevaliers en armure. Bientôt apparaît au milieu d’eux Élisabeth dans la même robe blanche que Vénus à l'Acte I (les deux rôles sont ici tenus par la même chanteuse), à cela près que les cheveux ne sont plus longs et défaits, mais soigneusement tressés. À part cette différence, Vénus et Élisabeth sont bien la même femme, qui syncrétise en une seule et même personne la sensualité et la pureté.
Atout majeur de la représentation (bien qu’étonnamment annoncé souffrant, ainsi que sa partenaire féminine à l’issue du premier entracte), le ténor autrichien Andreas Schager triomphe de toutes les difficultés de l’écrasant rôle-titre avec une facilité déconcertante, narrant le Voyage à Rome avec une voix aussi fraîche qu’il a commencé ses Invocations à Vénus. La stature physique étant à la mesure de la dimension vocale, Schager est de surcroît parfaitement crédible dans son personnage.
Incarnant à la fois Vénus et Élisabeth, la soprano britannique Emma Bell est une révélation : elle possède à la fois la sensualité physique et vocale de la déesse de l’Amour, mais convainc tout autant en Élisabeth, avec un des plus fulgurants « Dich, teure Halle » qu’il ait été donné d’entendre. La voix sonne constamment aussi facile qu’homogène, et se déploie sans effort apparent au-dessus de ses partenaires et du chœur dans le magnifique final de l’acte II.
Le baryton allemand Markus Brück, en Wolfram, fait preuve de son habituel talent : la voix est sûre, lumineuse, veloutée, charnue, souple, bref parfaite pour ce rôle. De son côté, la basse croate Ante Jerkunica est un Landgrave à la fois humain et sonore dans le grave, mais le timbre s’assourdit en revanche à chaque montée dans l’aigu. Dans les rôles des petits maîtres, l’excellence est également de rigueur : Clemens Bieber, Seth Carico, Gideon Poppe et Andrew Harris. Enfin, la jeune soprano Nicole Haslett confère sa belle musicalité au Jeune Pâtre. Il convient encore d’ajouter que les Chœurs de la Deutsche Oper Berlin, préparés par Jeremy Bines, se montrent tout simplement sublimes de précision et de cohésion.
La direction musicale de Michael Boder est à l’image du plateau vocal, c’est-à-dire musclée. Le chef allemand fait ronronner les cuivres de l’Orchestre de la Deutsche Oper Berlin comme de grosses cylindrées (allemandes !), et il assoie donc ce Tannhäuser sur un riche soubassement en sonorités graves qui fait si souvent défaut à cet ouvrage quand il est représenté. Ce Wagner « de transition », encore imprégné d’opéra romantique allemand, en devient parfois presque trop lourd et opulent. Mais comment bouder son plaisir devant tant de générosité ?