Atys en folie à Nantes
Un théâtre baroque en miniature attend ses marionnettes sur la scène entourée de bottes de paille. Commence un spectacle surprenant et poétique, où les humains et les marionnettes s’entrecroisent, s’aiment, se battent, font l’amour. Les hommes remplacent les Dieux, deviennent eux-mêmes créateurs, leurs créatures deviennent hommes tandis que les hommes, eux, se transforment en marionnettes dans cette parodie réalisée par le Centre de musique baroque de Versailles en coproduction avec le Teatru Manoel de La Valette (Malte) et Angers Nantes Opéra avec Baroque en scène.
La parodie d’Atys de Lully et Philippe Quinault, commence par une « dégradation » du statut des Dieux ramenés au statut de simples mortels. Le drame céleste déchoit dans la basse-cour. Ainsi la déesse Cybèle (soprano à l’origine) devient une riche veuve jouée par le baryton Alain Buet. Elle tombe amoureuse non pas d’Atys, mais de Polichinelle, et au lieu de lui donner l’honneur d’être son « grand sacrificateur », elle en fait son jardinier (avec toutes les plaisanteries qui s’ensuivent).
Ce n’est pas seulement le sujet d’Atys qui est tourné en dérision, tout est bon à parodier, de la déclamation des acteurs de la comédie française, à la danse (qui devient bataille de coups de pied), en passant par la poésie (l’élégance des vers classiques de Philippe Quinault cède au vers courts, rimes hilarantes, puis aux balbutiements syllabiques), sans oublier la musique : les chanteurs se trouvent parfois réduits à bégayer en rimant, imitant la parade cacophonique des poules (Mozart va presque aussi loin dans le duo de Papagena et Papageno). La parodie va jusqu’à se moquer même de l’art lyrique, le beau chant devient grotesque dans la voix nasillarde de Polichinelle. Jean-Philippe Desrousseaux, qui est non seulement la voix et le manipulateur de Polichinelle, mais aussi le metteur-en-scène et responsable de toute la conception du spectacle, explique ce choix, à la fois personnel et historique : à l’origine les voix des marionnettes se faisaient à travers un roseau dans la bouche. Desrousseaux préfère imiter ce son, plutôt que de faire sonner un roseau, ce qui rendrait les paroles incompréhensibles.
Le jeu théâtral est parfois un peu cru, comme celui d'une foire. Citons le moment où Cybèle, chantée par le baryton Alain Buet, tombe sur le dos, dévoilant, oh surprise ! des jambes poilues et une culotte d’homme - mais la parodie foraine du XVIIIe siècle ne tombe jamais dans la scatologie, ni la sexualité burlesque. Certains gestes seront compris seulement par les adultes – tel un chapeau pénétré par le manche d’une fourche et l’amour de Polichinelle et Marguerite consommé dans un tonneau – car les heureux amants sont invisibles ! seules leurs mains s'agitent : les marionnettistes, dos tournés aux spectateurs, laissent deviner en mouvements frénétiques ce qui doit arriver au bout de leurs fils. Ce geste métonymique - une partie pour le tout – les mains du créateur se substituant aux corps de ses créatures, opère une inversion charmante de la dégradation parodique.
Pour ce qui est de la parodie musicale, l’orchestre baroque des « Lunaisiens » introduit une vielle et une cornemuse, instruments considérés comme « populaires » par rapport aux instruments nobles de l’orchestre de Lully, mais loin de dégrader la musique du grand maître, ils l’enrichissent. D’ailleurs la vielle à roue connut un regain d’intérêt au XVIIIe siècle, et fut utilisée par Bodin de Boismortier, Corrette et Naudot. En outre, le Musée de Nantes peut s’enorgueillir de posséder le célèbre Vielleur de Georges de la Tour. L’orchestre « La clique des Lunaisiens » joue avec une virtuosité joyeuse une partition arrangée, adaptée, et même improvisée par Arnaud Marzorati (directeur musical, mais qui joue aussi le rôle de Lucas). Si une certaine perplexité autour de l’authenticité historique de la musique et du texte se fait sentir (s’agit-il d'une recréation historique ? d'une invention nouvelle ?), Arnaud Marzorati répond énigmatiquement, « rien n’est vrai ». En le poussant, il estime que la musique est « à quarante-sept pour cent de Lully ». On y entend aussi des airs de Marin Marais, des interventions flamenco, et un moment complètement atonal, où les instruments se désaccordent. Le résultat est un spectacle tout à fait vivant, nouveau et baroque à la fois.
Il y a des passages de musique délicieuse malgré le burlesque (d’ailleurs l’un n’empêche pas l’autre : Mozart dans Così fan tutte marie des mélodies toutes plus sublimes les unes que les autres à des paroles hilarantes, et Bizet, dans Docteur Miracle fait un quatuor des plus ravissants pour répéter « voici l’omelette ») mais il y a aussi des moments où les voix perdent au change. Ainsi Marie Lenormand, jouant Marguerite, d’une diction irréprochable et toujours compréhensible, est très expressive, néanmoins le beau chant est regrettablement sacrifié au caractère comique.
Alain Buet, travesti en Cybèle, est éblouissant, passant d’un falsetto comique (voix de tête mais si juste !) à une très belle voix de baryton d’opéra, sonore et claire. Il enflamme toute la scène dès son entrée avec une présence toute solaire, un visage très expansif et un grand sourire. Il est de haute stature et les marionnettes à côté sont encore plus petites. Son amour pour le petit Polichinelle en est d’autant plus comique.
De cette soirée joyeuse, émergent des instants de pure magie, comme lorsque Cybèle monte les marches vers le théâtre miniature, passe derrière les coulisses et apparaît sur la petite scène en une miniature parfaite d’elle-même. Dans un autre moment magique, Polichinelle fait le voyage inverse. Il quitte le théâtre miniature, pour rejoindre le plus grand théâtre. Mais lui ne reprend pas taille humaine, au contraire, il reste petit, et sortant de derrière les coulisses, il semble s’émerveiller du grand monde qui lui tend les bras (ce moment est peut-être un souvenir de la surprenante comédie de Marivaux : L’île de la raison, ou les petits hommes). À ce moment, un petit « oh ! » d’émerveillement collectif s’entend dans la salle en sourdine.
Antoine Fontaine et Édith Dufaux-Fontaine, qui ont façonné plusieurs toiles de fond exquises pour le petit théâtre, et l’éclairage de François-Xavier Guinnepain contribuent bien évidemment à l’enchantement.
Cette soirée est en somme pleine de surprises ludiques et complètement inédite. Elle incite à s'interroger sur le caractère universel de la parodie, sur sa fonction critique, ses transformations comme sur son indestructible nécessité, et paradoxalement sur sa force créatrice.