Ascanio à Genève : justice et fête !
De l’œuvre lyrique de Saint-Saëns, seul Samson et Dalila est encore joué de nos jours. Comme si le compositeur avait eu un éclair de génie, sans hier et sans lendemain. Aucun de ses onze autres opéras ne semble valoir l’intérêt des maisons lyriques. Il aura donc fallu le travail du Palazzetto Bru Zane la saison dernière pour redécouvrir Le Timbre d’argent et Proserpine, et celui du chef Guillaume Tourniaire pour faire vivre Ascanio à Genève en ce mois de novembre. Le public découvre ainsi une œuvre d’une grande richesse orchestrale, musicalement magistrale avec ses trois heures trente de musique et son ballet à 12 numéros, et dramatiquement fort avec ses cinq actes épiques où l’on ne s’ennuie (presque) pas un instant. Le texte de Louis Gallet est d’une grande poésie et mérite des chanteurs capables de le sublimer, ce qu’il obtient dans cette version concert où tous les interprètes offrent des articulations soignées, des sons fermés bien projetés et des nasales impeccables.
Jean-François Lapointe interprète ici le rôle de Benvenuto Cellini, personnage qui inspira également Berlioz pour son opéra à découvrir cette saison à Bastille (et à réserver ici). Le baryton chante ce rôle gigantesque à la manière d’un conteur, modulant sa voix pour faire vivre le texte, appuyant son propos de ses gestes. Son timbre d’argent, son legato et sa couverture vocale lui permettent de construire un personnage d’une grande noblesse. Son vibrato léger et son large souffle sont des outils supplémentaires pour peindre le caractère fort de son personnage. Si la voix reste solide d’un bout à l’autre de ce long ouvrage, la fatigue finit tout de même par impacter sa concentration et par lui faire perdre à deux ou trois reprises le fil de son texte.
Le rôle-titre est interprété par l’élégant Bernard Richter, ténor romantique à la voix puissante et fougueuse, qui lui permet de dépasser largement le large effectif orchestral et choral (quitte à en perdre la régularité de son vibrato). Son timbre clair et sans aspérité lui permet aussi bien d’imposer une voix tonnante dans des aigus poitrinés, que de se montrer caressant dans ses déclarations d’amour, où sa science du legato est mise à contribution.
Après avoir participé à la grande aventure du Don Carlos all-star de l’Opéra de Paris (œuvre dont elle chantera le rôle d'Eboli à Lyon -à réserver ici), Ève-Maud Hubeaux interprète ici Scozzone, le modèle amoureux de Cellini, modelant une voix à la texture dense et au large médium. Ses aigus sont tranchants et sonores, galopants au rythme d’une prosodie piquante. Elle sait aussi moduler son chant selon l’état d’esprit de son personnage, se faisant parfois sombre, mettant en avant ses graves profonds, parfois amoureuses, ses trilles légers et nuancés se déposant alors sur une ligne vocale caressante ou des piani vibrants émis bouche presque fermée. Elle acidule ensuite son phrasé quand la jalousie pointe.
Karina Gauvin est une Duchesse d’Etampes au sourire mauvais, planifiant froidement les plus grandes perfidies et un meurtre cruel. Sa voix fine et haut placée manque de largeur dans le medium, mais elle montre une grande agilité dans les vocalises redoutables de sa partition : les sourires soulagés qu’elle envoie au chef après ses interventions les plus périlleuses montrent bien la difficulté de la tâche qui lui est confiée. Son vibrato rapide est porté par le miel d’un phrasé de séductrice ou le souffle effroyable de sa terreur dans son face à face avec le cadavre de sa victime.
Jean Teitgen offre comme à son habitude un timbre profond et immensément riche en harmoniques au personnage de François 1er. Il maîtrise à présent à merveille la puissance de sa voix imposante, l’allégeant dans les ensembles pour ne point écraser ses partenaires. À ce titre, son duo avec Karina Gauvin, magnifiquement écrit par Saint-Saëns, le voit envelopper son amante de sa voix caressante, sans jamais déséquilibrer le duo. Son vibrato large et lent caractérise un personnage paisible et sûr de sa puissance.
Clémence Tilquin débute timidement, la voix cherchant son ancrage pour stabiliser sa ligne mélodique. Mais très vite, ses médiums caressants et ses beaux aigus, vibrés rapidement, lui redonnent de l’assurance. Elle interprète de son timbre coloré une Colombe d’Estourville exaltée mais nuancée. Son passage a cappella est parfaitement exécuté, avec beaucoup de justesse.
Six chanteurs de la Haute École de Musique de Genève interprètent les seconds rôles. L’occasion pour eux de poursuivre leur apprentissage en côtoyant d’excellents solistes, mais aussi de mesurer le travail qu’il leur reste à accomplir pour se hisser à leur niveau. Joé Bertili (Pagolo) dispose d’une bonne articulation et d’une voix atteignant des graves assez profonds. Mohammed Haidar est un Mendiant au timbre soyeux et à la voix peu couverte et peu vibrée. Bastien Combe (D’estourville), annoncé baryton dans le programme, dispose d’une voix haut placée et d’un phrasé autoritaire. Son compère Maxence Billiemaz (D’Orbec) laisse entendre un timbre doux manquant encore d’assise. Raphaël Hardmeyer tire son épingle du jeu en Charles Quint avec son medium puissant et suave. Enfin, Olivia Doutney (une Ursuline) accompagne avec sérieux la voix de Clémence Tilquin.
Le chef Guillaume Tourniaire dispense une énergie phénoménale pour conduire son large effectif orchestral et choral. Il manque même de faire tomber le micro placé à côté de lui d’un coup de baguette trop large, et se rattrape in extremis lorsqu’une demi-semelle de sa chaussure glisse hors de son estrade. Il dirige avec brio l’Orchestre de la HEM dont le rendu est extrêmement convaincant. La complicité entre les jeunes musiciens est visible et évidente. Les chœurs combinés du Grand Théâtre et de la HEM manquent parfois de précision rythmique, mais laissent entendre une belle diversité de timbres. Espérons à présent qu’une maison d’opéra s’emparera de cette redécouverte pour en offrir au public une version mise en scène !