Le Nain à Lille sonde notre humanité
« Dieu nous a tous créés aveugles envers nous-mêmes »
C’est un choix audacieux que de programmer une rareté telle que Le Nain de Zemlinsky. Le livret présente l’Infante d’Espagne qui reçoit en cadeau d’anniversaire un Nain hideux, qui, fait ébouriffant, ignore tout de son physique et se croit au contraire très noble et aimable : n’ayant jamais été confronté à un miroir, il prend les rires moqueurs qui accompagnent ses pas pour la joie que son entourage trouve à sa présence. Ce Nain, qui vit dans une sorte d’insouciance tant qu’il ignore la perception que le reste du monde a de lui, meurt lorsqu’il est confronté à la vérité, c’est-à-dire lorsque sa beauté intérieure, par laquelle il se pense l’égal de la sublime infante, est ramenée à sa laideur physique, qui l’abaisse au statut d’animal de foire, ou pire, de jouet que l’Infante ne regrette que quelques secondes une fois cassé. L’œuvre questionne ainsi la frontière ténue qui sépare l’amour de la haine (« Je t’aime par dégoût et par pitié », dit l’Infante), la beauté de la laideur (comme en parlait David Lescot récemment dans l’interview qu’il nous a accordée).
Le metteur en scène Daniel Jeanneteau présente une scénographie épurée : une table dans un cadre blanc à l’éclairage cru, salle d’opération (Don Estoban revêt d’ailleurs un large tablier de boucher) dans laquelle est disséquée l’âme humaine, laissant l’onirisme des jeux d’enfant de l’Infante se dérouler à l’arrière-scène, devant un rideau noir sur lequel se détache avec poésie le grand ballon blanc qui s’envole lentement, lancé par les compagnes de la princesse du bout de leurs longues cannes. Lorsque, par jeu et pour se moquer de l’amour qu’il lui porte, l’Infante invite le Nain à danser, cela se passe en coulisses, seule l’entrée d’un couloir doré étant visible du public. Enfin, le rideau noir de fond de scène se lève et laisse apparaître un gigantesque miroir, dans lequel la salle se reflète. L’image, d’abord brouillée par les mouvements de cette immense glace, qui s’avance pour refermer le cadre blanc, se fixe et invite le spectateur à se découvrir en vérité dans une identification au Nain, bien sûr, mais aussi à la futile et dédaigneuse Infante ou à la noble Ghita, seule à voir l’humain caché sous l’horrible apparence. Fait génial que le metteur en scène ne pouvait prévoir, une personne placée en loge ne put alors s’empêcher de danser, contemplant sa propre image dans le miroir plutôt que le spectacle qui s’offrait à elle, preuve de la signifiance de cet élément scénique et de l’impact produit sur le spectateur.
Si le choix de l’œuvre est audacieux, il l’est plus encore lorsque l’ensemble des rôles sont distribués à de jeunes chanteurs. C’est ainsi que le rôle-titre est interprété par le ténor Mathias Vidal. S’il est audible qu’il n’est pas spécialiste du répertoire allemand à sa prononciation très française du texte de Georg C. Klaren (supposé être de l’espagnol dans l’intrigue), il porte à bouts de bras un rôle très théâtral. Vêtu comme il pourrait l’être à la ville (doudoune et jean bleus, baskets blanches), il n’est pas grimé et se présente donc au public tel qu’il est, renforçant l’invitation à une identification, sa laideur n’étant jamais que celle de tout un chacun. Loin du Nain pompeux décrit dans le texte, c’est un homme torturé par le pressentiment de ce qu’il est (et par l’immonde fantôme qu’il aperçoit parfois dans le reflet de l’eau ou sur une lame de couteau), qui est ici joué. Sa voix puissante et vive est serrée dans les aigus, ce qui implique parfois un léger manque de justesse. Son phrasé soigné est bonifié par un vibrato léger et rapide. Dans la très intense et subjuguante séquence finale, il chante dos au public, sa voix se réverbérant, comme son image, sur le miroir. Le registre médian, sollicité dans cette terrifiante découverte de lui-même, y est plus ouvert, plus juste et plus riche.
La soprano Jennifer Courcier est une Infante candide, guillerette et gracile, qui bat des cils, marche en balançant les épaules et confère une délicatesse de danseuse (elle a étudié la danse à ses débuts) à chaque geste. Coiffée d’une perruque blond platine tombant en cascade sur ses épaules, elle lance sa voix pure et tranchante, le menton levé. Si sa voix reste fluette et se perd lorsqu’elle n’est pas face à la salle, elle dispose d’un phrasé straussien qui pourrait lui ouvrir avec succès ce répertoire une fois sa voix épaissie.
Sa camériste, Ghita, est interprétée par Julie Robard-Gendre à la voix noble et ample, au timbre chaud et profond, au vibrato fort et rond. Christian Helmer, très impliqué dans son incarnation de Don Estoban, dispose de médiums sonores et bien ouverts et d’un phrasé ferme et énergique. Les trois caméristes ouvrent des sourires si larges à la vue du Nain qu’ils en deviennent inquiétants. Laura Holm expose le moelleux de son vibrato, Fiona McGown la richesse de son timbre, et Marielou Jacquard le tranchant de sa voix effilée. Le chœur des huit compagnes, dotées de magnifiques parures à plumes dans les cheveux, se montre brillant, bien que sa première intervention souffre de décalages rythmiques.
La direction musicale de Franck Ollu manque certes d’allégresse dans l’introduction, alors que les festivités se préparent, mais il parvient ensuite à maintenir avec son Ensemble Ictus une tension sans faille jusqu’au dénouement. La production, qui voyagera cette saison à Rennes et la prochaine à Caen, est applaudie avec enthousiasme par un public qui n’a plus qu’à méditer sur cette œuvre aux multiples plans de lecture.