Ballet royal de la nuit : à Caen une superproduction !
Le 23 février 1653, le jeune Roi Louis XIV danse un ballet fastueux qui impose son prestige. C’est le Ballet royal de la nuit, découpé en quatre parties (ou « Veilles ») parcourant chacune trois heures nocturnes, depuis le crépuscule jusqu’à l’aube : Louis XIV y apparaît dans le final en Roi Soleil qui se lève pour régner sur l’univers. Cette image marque les esprits, au point de fixer ce surnom et de rester attachée au monarque plusieurs siècles plus tard. Pourtant, ce ballet historique n’avait jamais été rejoué depuis sa création. Sébastien Daucé a relevé le défi de reconstituer et recomposer l’œuvre pour en proposer une version complète (après une version partielle donnée en concert voici deux ans), à laquelle sont même ajoutés des extraits de l’Ercole Amante de Cavalli et de l’Orfeo de Rossi, mêlant ainsi les passages en français et en italien. La musique recréée est somptueuse, alternant les genres et les ambiances : festives, langoureuses, flamboyantes, romantiques ou martiales. Elle est exécutée par l'Ensemble Correspondance avec une vitalité réjouissante.
Le Théâtre de Caen présente la version complète de cet ouvrage mis en scène par Francesca Lattuada, qui implique douze solistes vocaux, un chœur, des acrobates, des jongleurs et un danseur dans un esprit de troupe passionnant : les chanteurs participent aux acrobaties, les acrobates dansent, le danseur chante, etc. Les tableaux s’enchaînent dans un foisonnement d’idées et de trouvailles cohérentes en termes d’univers, qui permettent un renouvellement permanent au cours des 117 tableaux présentés. Surtout, les exceptionnels costumes, signés Olivier Charpentier, fixent les univers et exaltent l’humour présent dans toutes les composantes de ce spectacle grand public. À un rythme effréné qui doit requérir un exceptionnel dispositif en coulisses, 140 costumes, tous plus inventifs les uns que les autres, sont présentés au public.
Le collectif d’artistes circassiens mobilisé pour l’occasion offre tout au long de la soirée un spectacle époustouflant. Chaque détail est pensé, à commencer par les personnes qui la composent : quatre têtes séparent ainsi les deux femmes chargées de monter en haut des pyramides humaines (comptant jusqu’à quatre étages) des colosses qui leur servent de base. Jongleries, échasses, torches enflammées, claquements de fouet, cerceaux, marionnettes, confettis : une large palette d’effets est utilisée pour former un grand spectacle.
Les chanteurs se mêlent au Chœur de l’Ensemble Correspondance et en ressortent pour interpréter les parties solistes. Lucile Richardot, qui interprète ce qu’il convient d’appeler le rôle-titre, la Nuit, affiche des graves sûrs et une voix droite joliment ornementée. Sa prononciation (comme celle des autres chanteurs, d’ailleurs) est un cauchemar pour le régisseur de surtitres, dont le travail devient totalement inutile : de fait, le texte s’emmêle durant la première intervention de la mezzo-soprano (ou bas-dessus selon la nomenclature baroque française) sans que le public n'en soit gêné. Violaine Le Chenadec dispose d’une voix pure et bien audible. En Eurydice, Caroline Weynants met en avant sa voix langoureuse au phrasé bien lié. Ilektra Platiopoulou (qui remplace Caroline Meng initialement prévue) vibre sa voix de soprano avec rondeur et densité. Son implication scénique rend son phrasé presqu’agressif. Caroline Dangin-Bardot fait virevolter sa voix, tout à fait sonore, y compris dans le rôle du Silence. Judith Fa charme par le placement haut de sa voix cristalline et concentrée. Deborah Cachet interprète une Lune au bel aigu fin et agile, manipulée comme une marionnette, puis une Déjanire somptueuse au phrasé autoritaire et au médium moiré, avec un fin vibrato. David Tricou est un haute-contre à la voix mixte bien ancrée, disposant d’un beau grain. La voix de Davy Cornillot manque de grain, mais le ténor compense par une brillance magnifique. Étienne Bazola projette impeccablement des aigus souples et brillants. Renaud Bres lance des graves profonds dont le timbre est très caractérisé. Nicolas Brooymans en impose, tant par sa stature que par sa voix de stentor, profonde et large, mais lumineuse en même temps. Le chœur offre des équilibres saisissants dans les mouvements fugués, les basses profondes servant d’appui aux sopranes, comme dans un reflet des acrobaties.
Lorsque les lumières se rallument après deux heures de spectacle, le public est conquis et rassasié : ce n’est que l’entracte. À partir de là, c’est donc la gourmandise qui prend le relais, pour goûter aux bouchées royales proposées à la buvette, d’abord, puis pour regoûter à l’heure et demie de spectacle restant. Comme souvent en cas d’excès de gourmandise, on regrette de n’en n’avoir pas gardé un petit peu pour le lendemain : si les passages empruntés à Cavalli s’intègrent bien dans le spectacle, les extraits de l’Orfeo de Rossi, très différents du reste tant d’un point de vue dramaturgique que musical, créent un décrochage et font redescendre l’attention et la tension. L’ambiance festive et colorée y laisse place à une sombre langueur tandis que l’humour, la fantaisie et le foisonnement visuel qui caractérisent le reste de l’œuvre sont laissés en retrait. Heureusement, le chant et la musique y sont magnifiques, et le finale du Ballet royal agit ensuite comme un digestif, véritable feu d’artifice visuel, au cours duquel les acrobaties font frémir le public à plusieurs reprises, notamment lorsque l’éclairage est involontairement coupé au moment où quatre colonnes de trois acrobates portés les uns par les autres s'avancent vers l’avant-scène, ou lorsque l’une de ces colonnes bascule (volontairement cette fois), raide, dans les bras de collègues attentifs.
Durant le spectacle, la qualité d’écoute est exceptionnelle, signe de l’attention constante du public. Cette superproduction, prévue à Caen sur deux dates, a rencontré un tel succès que deux dates additionnelles ont été ajoutées. La liste d’attente, d’environ 1000 spectateurs, aurait même permis de remplir une cinquième date ! Elle passera encore à Versailles fin novembre (réservations ici) et à Dijon début décembre (réservation ici).