Cosi fan tutte à Versailles ou la revanche de Don Giovanni
Résumé des épisodes précédents : le Cherubino des Noces de Figaro, le jeune homme assoiffé d’amour et de femmes, a grandi pour se muer en séducteur invétéré, sous le nom de Don Giovanni. Revenu des enfers, c’est en philosophe qu’il reparaît sous l’identité de Don Alphonso, dans ce Cosi fan tutte. C’est ainsi avec une grande expérience des femmes qu’il enseigne l’inconstance de l’être humain à deux jeunes couples. Pour tracer ce parcours, le metteur en scène place l’action de ce dernier opus dans le même décor que les deux autres, présentés les deux saisons précédentes à Versailles. De même, c’est le même chanteur, Jean-Sébastien Bou, dans le même costume, qui interprétait Don Giovanni l’an dernier. Robert Gleadow (Figaro il y a deux ans, Leporello l’an dernier et Guglielmo cette fois-ci) et Ana Maria Labin (La Comtesse, Donna Anna puis Fiordiligi) sont également rescapés des épisodes précédents, sans qu’une raison dramaturgique évidente n'explique ce choix.
La scénographie (signée Antoine Fontaine) est composée d’un théâtre de tréteaux où se produit le drame, tandis que des tables de maquillage sont disposées sur les côtés. La mise en abîme est soulignée par la présence des interprètes sur la scène, plaisantant entre eux avant la représentation et en fin d’entracte ou encore par la fausse interruption causée par l’évanouissement de Fiordiligi, après lequel Serena Malfi interrompt le chef Marc Minkowski et appelle la régisseuse au secours (cette dernière s’exclamant « comme à Stockholm ! » en référence au Festival de Drottningholm où la production a été créée cet été). Comme dans les récentes mises en scène de Frédéric Roels et de Christophe Honoré, Ivan Alexandre ne résiste pas à l’envie, certes séduisante, de faire dévoiler aux femmes la supercherie avant la fin (ici, Don Alfonso retire les perruques des deux hommes au début de l’acte II). Mais comme dans les deux cas précédents, ce choix artistique finit par percuter le mur du livret, la surprise finale des deux fiancées n’ayant alors aucune justification. À la fin de l'aventure, les deux femmes, dévergondées par cette expérience, repeignent les tentures du théâtre d’imageries équivoques (un serpent, un cœur de jeu de cartes se transformant en pique, un nu masculin et une image paillarde impliquant un lapin et un poisson). Peu après, la nuit de noce empiète même sur la cérémonie de mariage.
Ce concept de mise en scène, très cohérent avec le livret, place Don Alfonso au centre de l’intrigue. Bien qu’il n’ait aucune aria, le baryton Jean-Sébastien Bou est donc omniprésent, justifiant sa présence de luxe au casting. Ses talents de comédien (seule sa démarche de vieillard pêche par son intermittence), et sa capacité à colorer sa voix à l’envi, lui permettent de renouveler l’intérêt de sa présence, mutine, sombre, narquoise ou autoritaire, de bout en bout des trois heures de musique. Son timbre à la fois noir et brillant, est projeté de manière caressante ou tonitruante : le spectateur perfectionniste regrettera simplement qu’il n’appuie pas plus sa partie tout au long du trio des voiles (comme il le fait sur les dernières mesures), les deux voix féminines manquant de basse pour soutenir leurs douces lignes musicales.
La première voix féminine est celle d’Ana Maria Labin en Fiordiligi, piquante et vive, avec son vibrato rapide et sec. Sa voix est aussi resplendissante dans l’aigu qu’elle est fragile dans les graves. Ses vocalises virevoltantes sont parfaitement émises tout comme ses admirables trilles, à l’exception du passage au cours duquel elle doit feindre de perdre l’équilibre mais où elle perd surtout son ancrage vocal. Son air des remords est haletant et émouvant, s’attirant les applaudissements enthousiastes d’un public pourtant peu démonstratif ce soir-là.
Le Guglielmo de Robert Gleadow est sombre et bondissant. Comme dans le précédent opus, il offre une performance physique éblouissante, y investissant une énergie incommensurable. Son vibrato semble être un tressaillement provenant des tréfonds de sa colonne d’air. Sa voix épaisse et puissante lui permet de rester sonore lorsque la mise en scène réclame qu’il chante allongé, dos à la scène ! S’il écrase encore parfois les ensembles et lance quelques notes à la limite du rugissement, il semble mieux maîtriser la puissance de son instrument que lors de son Leporello. Son potentiel est en tout cas indéniable, et, mieux canalisé, il pourrait sans aucun doute se rouvrir des salles comme Bastille (qu'il a déjà fréquenté en 2008).
Ferrando trouve dans la voix d’Anicio Zorzi Giustiniani (déjà titulaire du rôle il y a peu à Lille) un joli timbre, clair et doux, mais d’une puissance plus restreinte que ses partenaires. Ses airs sont interprétés avec justesse et musicalité, un beau legato l’emportant avec délicatesse vers des aigus sûrs et vibrés profondément. Dorabella empreinte la voix ronde et riche, très couverte, de Serena Malfi, mezzo-soprano au charme discret et au jeu scénique soigné. Enfin, la Despina de Maria Savastano est à la fois pimentée, gaillarde et spirituelle. Elle fait son entrée un plateau en équilibre sur la tête et affiche à tout moment un large sourire. Sa voix fluette aurait requis une attention plus grande du metteur en scène qui ne la met pas en valeur en la faisant chanter allongée, de dos ou en fond de scène. Pourtant, la voix est bien ouverte, pétillante et pure dans l’aigu et caractérisée dans les graves.
Marc Minkowski (rentré de Bordeaux où il assistait dimanche au récital de Sonya Yoncheva et lundi à Il Pirata) conduit son ensemble des Musiciens du Louvre d’une baguette légère, fendant les airs lorsqu’un départ nécessite une impulsion vigoureuse. Si l’orchestre est bien en place, les ensembles souffrent régulièrement de décalages entre les solistes. Les instruments d’époque offrent leur timbre moelleux et boisé à une interprétation raffinée de ce troisième opus de la trilogie Mozart-da Ponte-Alexandre. La saison prochaine, les trois opus seront joués d’affilée afin d’offrir la vision d’ensemble de ce colossal travail de mise en scène.