Flûte enchanteresse au Royal Opera House
Comme un prélude au monde de la Reine de la Nuit, la salle reste plongée dans le noir alors que l’Orchestre du Royal Opera House, sous la houlette de Julia Jones, entame les premiers accords solennels de l’œuvre. Subrepticement, de petits globes de lumière commencent à éclairer la salle. Des figurants disséminés dans le public les tiennent dans la main, et les spectateurs chanceux qui se trouvent à côté de l’un d’eux peuvent admirer la richesse de leurs costumes dorés, semblables à des livrées. Ces petits globes figurent plus tard sur un lustre tournant dans le Temple, conférant à ce dernier une lumière semblable à celle d’un tableau de Georges de La Tour. Car toute la mise en scène fonctionne ici sur un principe de correspondance et de coordination. Celle des couleurs, de la sublime robe bleue et noire de la Reine de la Nuit à celles de ses trois émissaires, celle du bestiaire merveilleux de la forêt, et celle des voix, car chaque personnage, en particulier pendant les duos de Papageno et Papagena, de Tamino et Pamina, répond à l’autre dans une parfaite harmonie vocale et gestuelle.
Comme un dragon de fête chinoise, le serpent qui menace Tamino est porté à bout de bras par des figurants qui le font onduler autour du ténor Tuomas Katajala. Les trois émissaires de la Reine de la Nuit, interprétées par la soprano Jennifer Davis et les mezzo-sopranos Angela Simkin et Gaynor Keeble, virevoltent autour du corps de Tamino. Leurs joutes verbales rendent grâce à la portée comique du livret, car elles déploient toutes les trois une harmonie parfaite. Leur technique est agile, leurs voix chaudes se font presque perçantes lorsque la colère l’emporte, leur gestuelle est en adéquation avec les sentiments des personnages. Les parties en récitatif sont tout autant maîtrisées, dans un allemand authentique.
Tuomas Katajala, au réveil de son personnage, prolonge cette euphonie grâce à l’agilité de sa technique et à la chaleur de son timbre. Héros en pleine quête ou musicien enchanteur, il impose aussi sa présence scénique lorsque Tamino est contraint de se taire. Ses duos avec Pamina, la soprano Janai Brugger, sont précisément menés, leurs lignes vocales toujours régulières. Tel un cygne dans sa robe blanche, elle sait être tour à tour amoureuse transie, ses étreintes avec son promis lui permettant de développer de très beaux aigus, et déchirante lorsque Tamino la rejette bien malgré lui.
Compagnon de Tamino, confident de Pamina, Papageno, incarné par le baryton Florian Sempey, est le coup de cœur du public. De bout en bout, sa technique est agile, son articulation parfaite, son timbre toujours en adéquation avec les différentes humeurs du personnage. Florian Sempey déploie une gestuelle extraordinaire, lorsqu’il enjambe littéralement le premier balcon côté jardin pour atterrir sur la scène, et provoque l’hilarité du public dans son rôle d’oiseleur. L’enthousiasme du public ne se tarit pas lors de sa rencontre avec Papagena, interprétée par la soprano Haegee Lee. Leur complicité est naturelle, et le timbre perçant d’une Papagena excitée de rencontrer son promis, va de pair avec une agilité technique maintenue jusqu’à leur duo final. Entourée d’enfants, sur un divan gigantesque, Haegee Lee, en starlette frivole, mini-jupe et lunettes de soleil, coordonne parfaitement ses syllabes avec celles de Florian Sempey.
La Flûte enchantée par David McVicar (© Royal Opera House - Tristram Kenton)
Bien plus sombre personnage, le Monostatos du ténor Peter Hoare est un monstre maquillé de blanc de céruse, constamment voûté, presque bossu. Son timbre volontairement perçant, presque menaçant, son rythme saccadé se coordonnent avec la gestuelle de ses mains, pareilles à des griffes, sur le point de violenter Pamina. Son maître Sarastro est incarné par In Sung Sim qui déploie de sa voix de basse de superbes et puissants graves. Figure solennelle, sa richesse sonore et son agilité technique sont telles que le public en oublierait presque qu'In Sung Sim n’est pas un véritable grand-prêtre d’Isis et d’Osiris. Même impression pour les personnages secondaires, le ténor Alasdair Elliott et le baryton Donald Maxwell, en prêtres, et pour le gardien du temple, le baryton-basse Darren Jeffery, à l’agilité technique constante. En habits de shogun, le ténor Thomas Atkins et la basse David Shipley incarnent deux menaçants hommes en armure dont les voix se coordonnent elles aussi sans difficulté. Le chœur des fidèles du temple est bien en place : les voix sont puissantes et la présence scénique bien implantée.
La Flûte enchantée par David McVicar (© Royal Opera House - Tristram Kenton)
Mais l’air évidemment le plus attendu du public est sans conteste celui de la Reine de la Nuit. Là aussi, coordination et correspondance sont littéralement développées, puisque la direction du Royal Opera House annonce au public avant la représentation que la soprano Christina Poulitsi, qui incarne la Reine, a des problèmes de gorge et ne pourra pas chanter. Arrivée tout droit d’Oslo en urgence, la soprano Caroline Wettergreen a accepté d’être la voix de la Reine, et Christina Poulitsi son corps. En retrait de la scène, Caroline Wettergreen égrène les vocalises impeccablement articulées sur "Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen" (La colère infernale bout dans mon cœur) d’une voix quasi cristalline. Tout son corps vibre, se tend et ressent le texte, pendant que Christina Poulitsi, port altier et gestuelle régalienne, fait coïncider les mouvements de sa bouche avec la voix de Caroline Wettergreen. Le public applaudit à tout rompre, comme à la fin de la représentation, émerveillé par la coordination exemplaire à tout niveau de cette production.