Les facéties de Falstaff à la Philharmonie
Shakespeare a été (et reste toujours) une source d'inspiration inépuisable. C'est autour du dramaturge et poète britannique (1564-1616) que s'est construit ce week-end à la Philharmonie de Paris. Pour ouvrir (et clore) le bal : Falstaff, ultime opéra de Verdi. Alors âgé de 80 ans, en 1893, le compositeur italien fait une fois encore appel au librettiste Arrigo Boito, qui choisit pour personnage principal Sir John Falstaff, figure shakespearienne apparaissant dans Henri IV et Les Joyeuses Commères de Windsor. C'est de cette dernière que s'inspire le librettiste, faisant de Falstaff un chevalier bourru et ventripotent, coureur de jupon et manipulateur.
Dans le rôle du vantard épicurien, Ambrogio Maestri n'a pas volé son nom. Avant même d'entonner la moindre note, le public l'accueille chaudement sur scène, où cette version concertante a plus l'allure d'une mise en espace. La salle en vignoble (le public étant installé tout autour de la scène) de la Philharmonie permet une grande liberté de mouvement aux interprètes, qui en tirent avantage. Maestri s'affale sur une chaise, puis s'évente, suivi de ses deux valets Bardolfo et Pistola. Tout sert le baryton dans son interprétation : il joue de son costume (en queue de pie au début) et minaude lorsqu'il imite les femmes qu'il pense avoir piégées. Après l'entracte, il revient sur scène, chemise débraillée, son personnage ayant été jeté à la Tamise. Pour la dernière scène, il revêt un t-shirt noir sur lequel un cerf blanc est imprimé, évoquant le costume porté par son personnage, et finit même par perdre son pantalon ! Cette version « concertante » s'éloigne alors fortement de celles où les interprètes se trouvent au devant de la scène, soigneusement alignés devant leur pupitre. Au contraire, ils jouent de l'espace devant et derrière l'Orchestre de Paris, viennent tapoter sur l'épaule du chef Daniel Harding, ou chantent depuis les coulisses, le tout recréant une atmosphère de vaudeville.
Ambrogio Maestri (© DR)
Le rôle de Falstaff semble taillé sur mesure pour Ambrogio Maestri, qui l'incarne depuis 2001. Sa voix est son principal accessoire pour appuyer son jeu : tantôt puissant et imposant, il peut se faire d'une extrême douceur lorsqu'il s'adresse à ses prétendantes. Ces différences de techniques font de lui un caméléon vocal illustrant à merveille l'esprit manipulateur du personnage : des aigus aériens font place à des graves larges et chaleureux, le médium toujours juste, jamais couvert par l'orchestre.
Les valets Bardolfo et Pistola, interprétés par Kevin Conners et Mario Luperi, ont tout du duo comique, évoquant un duo de l'acabit de Laurel et Hardy. Le premier est un ténor léger de taille moyenne, manquant parfois de puissance face à ses camarades, mais au potentiel comique indéniable, notamment lorsqu'il arrive voilé lors de la scène du mariage. Au contraire, Luperi est une basse de grande taille, ce qui apporte un vif contraste entre les compères. Sa voix chaude est bien assise, sa tessiture lui permettant naturellement d'être mieux entendu. Les deux comparses tricotent un italien précis et excellent dans leur rôle humoristique.
Barbara Frittoli (© DR)
Chez les dames, l'Alice de Barbara Frittoli joue de sa féminité pour arriver à ses fins, manipulant Falstaff, puis son mari. Son vibrato large et ses attaques douces font d'elle la figure maternelle de la pièce, comparée à sa fille Nanetta, interprétée par Lisette Oropesa (Gilda surprise la saison dernière à Bastille). Elle aussi soprano, sa voix plus légère et son vibrato serré insufflent une certaine innocence au personnage, gazouillant naïvement pendant que les autres protagonistes montent des stratagèmes pour se piéger. Ses aigus cristallins et sa maîtrise du souffle impressionnent le public, notamment à l'acte III, où, déguisée en Reine des fées, elle produit de merveilleuses envolées lyriques. Du côté des mezzo-sopranos, Teresa Iervolino (ici en interview) prête à Quickly sa voix de velours, ronde et résonnante. Son timbre chaud et ses piani, bouche quasiment close n'écrasent jamais de beaux graves. A ses côtes, Laura Polverelli (Meg) n'a pas les moyens de rivaliser, son personnage comptant moins de passages isolés, et sa voix manquant de puissance. Elle complète ainsi le brillant quatuor des commères, qui caquette en effet de miroir avec les hommes de l'autre côté de la scène.
Lisette Oropesa (© Jason Homa)
L'amoureux transi (Fenton) est incarné par Andrew Staples, plaçant sa voix de ténor dans le masque, offrant un vibrato serré et une palette de nuances intelligente. Il crée un véritable relief entre voix de tête et de poitrine, sans jamais trop pousser. Christopher Maltman interprète Ford, mari jaloux et manipulé. Les deux barytons de la soirée proposent au public deux facettes bien différentes d'une même tessiture : Maltman possède un instrument plus métallique, aux vibratos plus larges et aux aigus plus forcés que celui de Maestri. Si la puissance ne lui fait pas défaut, sa voix semble tout de même plus serrée, et pour le coup moins assise : ces différences montrent une réelle cohérence entre les interprètes et leurs personnages.
Teresa Iervolino (© Victor Santiago)
L'Orchestre de Paris est un personnage à part entière : espiègle et joueur, il commente et ponctue l'action, créant un véritable jeu de question/réponse entre les musiciens et les chanteurs. Lorsque Falstaff accuse un personnage de raconter « du pipeau », la flûte lui fait écho. Il en est de même lorsqu'il parle d'argent : le triangle se fait doucement entendre, évoquant ainsi les pièces de monnaie dont rêve Falstaff. Le Chœur de l'Orchestre de Paris est parfaitement homogène, à la fois sur scène et depuis les coulisses, recréant alors une réelle atmosphère féerique lors de la dernière scène. Daniel Harding dirige l'orchestre et les chanteurs de gestes amples et souples, se hissant souvent sur la pointe des pieds pour donner ses départs, penché vers les musiciens.
L'extraordinaire final est parfaitement rendu grâce à ce plateau vocal d'exception, salué par une véritable ovation. A la fin des saluts, le chef sort de scène puis revient une coupe de champagne à la main, qu'il offre à Lisette Oropesa. Après avoir glissé un mot au premier violon, l'orchestre et les chanteurs entonnent alors les fameuses notes de « joyeux anniversaire », la soprano fêtant ce soir-là sur scène ses 34 ans.