Charpentier et l’Italie : polyphonies spatialisées à Ambronay
Aux alentours de 1665, le jeune compositeur Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) part de Paris pour Rome, traversant les Alpes et les villes italiennes. Il y découvre leur musique et particulièrement la polychoralité (écriture à plusieurs chœurs), procédé né vers 1600 à Venise, où plusieurs masses sonores (ensembles instrumentaux et chœurs) se répondaient d’une tribune à l’autre de la basilique Saint-Marc. Marqué par ce défi intellectuel, sommet de l’art du contrepoint et intense expérimentation expressive de la spatialisation, Charpentier compose à son retour en France vers 1670 une Messe à quatre chœurs. Ce voyage étant une aventure musicale importante dans la vie du compositeur français, Sébastien Daucé en a imaginé une reconstitution, autour des grands maîtres présents dans ces villes traversées. Avec son Ensemble Correspondances, l’auditeur est donc invité à un véritable voyage dans l’espace, tant géographique que sonore.
Ensemble Correspondances dispersé (© Bertrand Pichène)
Le voyage commence naturellement à Paris avec Marc-Antoine Charpentier et son Sub tuum praesidium (Sous l’abri de ta miséricorde) chanté par les voix aiguës (dessus, bas-dessus et hautes-contre) depuis le chœur de l’abbatiale, derrière la scène, comme venant du lointain. En effet, la France est déjà bien derrière puisque l’on rencontre déjà Tarquinio Merula (1595-1665) à Crémone. Son Credidi (J’ai cru) est interprété par la solide basse Nicolas Brooymans, profonde et puissante, à l’aise dans toute l’étendue de sa tessiture. Critérium rouge en main, Sébastien Daucé dirige d’une main discrète et sautillante un ensemble plein de vivacité, particulièrement les violons. Passant par Bologne, le chef se tourne vers le public et l’éclairage fait apparaître deux chœurs et ensembles disposés sur des estrades sur les côtés de la nef. Dans le Motet pour San Petronio de Maurizio Cazzati (161-1678), ces deux masses sonores répondent à l'ensemble principal, sur scène, dirigé de dos – mais sans souci. L’effet est évidemment saisissant, plaçant l’auditeur au milieu du dispositif.
© Bertrand Pichène
Un court intermède joué à l’orgue permet le déplacement des musiciens et choristes, certains se cachant derrière les piliers entourant la scène. En transit à Faenza, Orazio Tarditi (1602-1677) fait résonner son Iste confessor, chanté par deux dessus (sopranos), la première (Violaine le Chenadec) à la voix claire et plus à l’aise dans l’aigu, la seconde (Caroline Weynants) à la voix plus ronde. Presque caché derrière l’orchestre, le chœur de femmes chante ensuite a cappella le plain-chant Hodie Maria virgo de Francesco Beretta (1640-1694). Résonnant depuis le lointain, c’est sans doute les prémices de la capitale romaine que l’on entend. Mais avant, à Venise, Francesco Cavalli (1602-1676) fait dialoguer deux chœurs, disposés de part et d’autre de la scène, dans une Sonate à 12. C’est particulièrement dans l’œuvre suivante, le superbe Magnificat de Cavalli, que l’on peut apprécier la qualité de chacun des seize choristes, qui ont tous un passage où ils peuvent s’exprimer, ayant chacun une partie indépendante. Tous sont excellents. Entre autres effets marquants, les « dispersit superbos » (disperse les superbes) fusent de part et d’autre, tout comme les éclatants et douloureux « Esurientes » (les affamés).
Enfin arrivé à Rome, Charpentier découvre des extraits de la Messe à quatre chœurs de Francesco Beretta. Dispersés en quatre groupes de huit à neuf choristes et instrumentistes, l’un reste sur la scène, deux sur les côtés de la nef, et le dernier sur une estrade tout au fond près de la grande porte de l’abbatiale. Ainsi, le chant se déplace dans tout l’édifice, devant, derrière, sur les côtés… On ne sait plus, par exemple, d’où viennent les « Christe » qui, de chœurs en chœurs et de chanteurs en chanteurs, sonnent comme un écho infini, sans cesse relancé. Malgré la distance, les chœurs semblent être tous bien synchronisés, grâce à la direction extrêmement précise, suffisamment ample sans être jamais brouillonne, et la grande attention de Sébastien Daucé. Le Crucifixus d’Orazio Benevoli (1605-1672) reste simple dans son écriture mais captive par la spatialisation des voix. La première partie de concert se termine par les puissants Sanctus et Agnus Dei de la Messe à quatre chœurs de Beretta, le son enveloppant toujours l’auditeur de tous les côtés.
© Bertrand Pichène
La seconde partie de soirée est un rapide voyage de retour, via Ferrara, où l’on découvre la musique de Giovanni Legrenzi (1626-1690). Dans son Rex tremendæ (Roi terrible), les douloureux « supplicanti » fusent magnifiquement. L’Oro suplex (Je prie suppliant) est l’occasion d’entendre en solo la superbe, puissante, chaude et envoutante voix de Lucile Richardot, avant un beau Pie Jesu (Doux Jésus). C’est alors l’arrivée à Paris, où Charpentier peut expérimenter ses découvertes avec sa propre Messe à quatre chœurs. Dès l’Introït, le son enveloppe l’auditeur, même s’il est doux. La direction de Sébastien Daucé – au critérium devenu vert – est particulièrement appréciable, puisque le chef est tourné vers le public. Ses regards communicatifs font redoubler l’attention de l’auditeur, qui se sent presque concerné par ses gestes et intentions. Particulièrement dans le Gloria, l’auditeur se trouve à la rencontre même du mariage des timbres, à mi-chemin entre les chanteurs. Dans l’alerte Credo, les instrumentistes se montrent toujours excellents. La vitesse ne permet pas de garder la perfection de la diction et de la synchronisation que les distances perturbent forcément. Le texte devient alors moins compréhensible, mais la musique n’en est pas moins appréciable. La messe se termine par un très joyeux Agnus Dei.
Sébastien Daucé dirige l'Ensemble Correspondances face au public (© Bertrand Pichène)
Fort applaudis, les ensembles reprennent en bis le Et incarnatus est et l’Agnus Dei de la Messe de Charpentier, avec un plaisir visible et communicatif. Le public repart heureux de cette magnifique expérience musicale, certes déjà impressionnante par le dispositif spatial, mais aussi par les qualités des choristes et des instrumentistes, et évidemment celles de leur directeur Sébastien Daucé. Grâce à un intelligent voyage imaginaire, il a su faire découvrir plusieurs œuvres de compositeurs italiens, réunis autour d’un compositeur français qui lui est cher.