Kein Licht und kein Antwort à Strasbourg
Kein Licht
Sarah Maria Sun et Olivia Vermeulen dans Kein Licht (© Klara Beck)
Le livret incite au « lâcher prise ». Manoury prévient en effet d’emblée : « Le texte est obscur, mais la réalité l’est tout autant ». Nul espoir donc de comprendre le sens des mots, le sens des phrases, le sens de l’œuvre : pour être fidèle à la réalité, l'œuvre reste contradictoire, foisonnante, décousue, déconstruite, incohérente et inintelligible. À de nombreuses reprises, de puissants projecteurs dirigés vers le public empêchent d’ailleurs de lire les surtitres (souvent décalés, au demeurant). C’est la musique des mots et la puissance visuelle de la mise en scène de Nicolas Stemann qui parlent, qui interrogent. Peut-on se permettre de continuer à utiliser l’énergie nucléaire ? Peut-on réellement s’en passer (référence est faite à l’Allemagne, sortie du nucléaire, qui voit sa pollution atmosphérique augmenter rapidement et qui est obligée d’acheter de l’énergie nucléaire française) sans revenir à l’âge de pierre ? Quelle responsabilité individuelle a-t-on face à de telles catastrophes, de telles menaces, de tels enjeux ?
Christina Daletska dans Kein Licht (© Klara Beck)
La musique de Manoury est englobante, percussive, hypnotique et violente. Les sons électroniques sont quasi-continus, menaçants, sortes de bourdonnements électriques et radioactifs. Les sons venus de l’orchestre dirigé par Julien Leroy sont modifiés, amplifiés, étendus et déformés. Les références musicales sont nombreuses, assumées ou non, l’œuvre pouvant notamment être rapprochée du Quartett
Kein Licht par Nicolas Stemann (© Klara Beck)
La mise en scène foisonnante se renouvelle tout au long de la performance : un chien (symbolisant les rescapés de la catastrophe) paraît d’abord sur le plateau presque nu, chouinant au milieu de bidons contenant un liquide jaune fluorescent, tandis qu’une trompette jazzy projette un son mélancolique depuis le fond de scène. Puis deux comédiens, un homme et une femme (Niels Bormann et Caroline Peters), tous deux habillés de la même robe longue à paillettes déclament leur texte : comme dans un cauchemar, ils parlent sans parvenir à se faire entendre l'un de l’autre. Ils sont bientôt rejoints par les quatre solistes lyriques, également vêtus de la même robe. Ils reviennent plus tard costumés en extra-terrestres puis encore avec une marionnette, Atomi, dissimulée dans un cercueil. Après que d’imposants tuyaux aient déversé des flots d’eau sur la scène transformée en piscine, ils y batifolent, entourés de grandes bulles en plastique, glissant et se retournant en tous sens.
Kein Licht par Nicolas Stemann (© Klara Beck)
La soprano Sarah Maria Sun tient une voix généreuse aux aigus poignants et aiguisés. Longue en souffle, Olivia Vermeulen a une voix veloutée de mezzo-soprano, à la douceur inquiétante dans le contexte de cette pièce. Christina Daletska offre sa voix douce et profonde de contralto, au timbre sucré. Son vibrato pressant et frissonnant est empreint de l’émotion et de la souffrance de la victime. Elle tient avec maîtrise l’un des rares moments poétiques de l’œuvre. Le baryton Lionel Peintre, serviteur régulier de la création contemporaine, dispose d’une voix imposante, volontiers détimbrée. Ses talents de comédien sont judicieusement exploités.
Olivia Vermeulen dans Kein Licht (© Klara Beck)
Cette production ne laisse bien sûr pas indifférent un public partagé entre émerveillement et colère. Le public parisien retrouvera bientôt l’œuvre à l’Opéra Comique. Mais Manoury a prévenu : celle-ci est vouée à évoluer au fil des représentations, en fonction de l’actualité et des nouvelles trouvailles des protagonistes !