Le Voyage à Reims, à Barcelone
Créé au Théâtre Italien de Paris en 1825, Le Voyage à Reims ou l'Hôtel du Lys d'or (Il viaggio a Reims ossia L'albergo del giglio d'oro) de Gioachino Rossini fut ensuite considéré comme perdu, jusqu’au jour où une musicologue américaine l’exhuma du fonds non répertorié de la bibliothèque Sainte-Cécile de Rome. Sa « recréation » au Festival de Pesaro, en 1984, sous la baguette de Claudio Abbado (et dans une mise en scène de Luca Ronconi) fut un authentique événement international, capté sur le vif par Deutsche Grammophon, et désormais entré dans la légende. Le plateau réuni pour l’occasion était l’un des plus somptueux que l’on pût imaginer, au point d’effrayer tous les directeurs artistiques tentés ensuite par l’aventure. L’écriture vocale de Rossini atteint ici, il est vrai, des sommets de difficultés, mettant en relief les moindres défauts techniques ou d’intonation.
Avouons d’emblée que le Liceu de Barcelone, qui propose le génial opus de Rossini en ouverture de sa nouvelle saison (présentée en détails à cette adresse), a su réunir une équipe de chanteurs capable de relever tous les défis vocaux de cette redoutable partition. La palme de la soirée revient cependant à la soprano russe Irina Lungu, dont nous venons de publier une interview et qui, pour sa prise du rôle de Corinne, parvient à captiver le public par ses acrobaties aériennes, son phrasé raffiné à l’extrême, et son legato extatique dans ses deux grands airs à la ligne toute bellinienne. Autant de qualités qui lui permettent de conférer à son personnage tout le mystère requis.
Irina Lungu - Le Voyage à Reims par Emilio Sagi (© A Bofill)
Dans le rôle de la Comtesse de Folleville, Sabina Puértolas – électrisante Marie dans La Fille du régiment, in loco en juin dernier – offre à nouveau sa ligne ductile, et surtout son incroyable abattage scénique et vocal. Sa compatriote espagnole Maité Beaumont se déchaîne en Marquise Melibea, avec des qualités de timbre et un aplomb dans les roulades qui donnent envie de l’entendre dans d’autres emplois rossiniens de premier plan. Quant à Ruth Iniesta, en Madame Cortese, elle affirme une forte présence scénique et fait montre d’une condition vocale excellente.
Taylor Stayton / Lawrence Brownlee / Marzia Marzo / Alessio Cacciamani / Pietro Spagnoli / Maite Beaumont / Tamara Gura / Ruth Iniesta / Carles Pachón / Jorge Franco / Paula Sánchez-Valverde (© A Bofill)
Côté masculin, la palme revient au jeune ténor américain Lawrence Brownlee, surprenant d’audace et de bravoure en Comte de Libenskof, avec des attaques pleines de mordant, des vocalises hardies, un suraigu percutant, et surtout une réelle capacité à donner du sens aux roulades et sauts d’intervalles dont sa partie est hérissée. De son côté, Taylor Stayton offre au Cavalier Belfiore des aigus exceptionnellement faciles, ainsi qu’une technique déjà très sûre. En Lord Sidney, la basse italienne Roberto Tagliavini allie puissance vocale et art consommé de la vocalisation rapide. En faisant ainsi fi de manière si déconcertante des difficultés techniques de sa partie, il apparaît comme un plausible successeur au grand Samuel Ramey qui interprétait le rôle en 1984. Pietro Spagnoli campe un Don Profondo drolatique, et son étourdissant air du catalogue (« Medaglie incomparabili ») compte parmi les moments les plus réjouissants de la soirée. En Baron de Trombonok bouffi d'assurance et de superbe ridicule, le vétéran Carlos Chausson achève de séduire. Très bien placés aussi les autoritaires Don Alvaro (Gurgen Baveyan) et Don Prudenzio (Alessio Cacciamani), avec des voix sûres et un jeu convaincant.
Sabina Puértolas / Manel Esteve / Carlos Chausson / Taylos Stayton / Irina Lungu / Jorge Franco / Roberto Tagliavini / Alessio Caccioamani / Tamara Gura / Marzia Marzo / Maite Beaumont / Lawrence Brownlee / Pietro Spagnoli / Paula Sánchez-Valverde (© A Bofill)
La mise en scène d’Emilio Sagi – coproduction entre le Teatro Real de Madrid et le Rossini Opera Festival de Pesaro – transpose l'action dans un établissement thermal de luxe : sur un fond d'un bleu profond, qui est à la fois celui du ciel et de la mer, de nombreuses chaises longues sont alignées les unes à côté des autres. Les curistes-aristocrates sont tous vêtus de peignoirs blancs, qui laissent parfois entr'apercevoir les jambes effilées des femmes ou quelques poitrines masculines et viriles. Lors de la fête finale, le noir remplace le blanc, et tous revêtent de très chics tenues de soirée. Le décor fixe et unique (que signe également Sagi) ne permettant cependant que peu de fantaisie, l’homme de théâtre espagnol s'est donc essentiellement préoccupé des interprètes qui, grâce à leurs dons de comédien(ne)s propres, parviennent à restituer la bouffonnerie dont est truffée l’action scénique.
Le Voyage à Reims par Emilio Sagi (© A Bofill)
La réussite de la soirée doit enfin beaucoup au jeune chef italien Giacomo Sagripanti – primé aux Opera Awards 2016 – qui conduit l’Orchestre Symphonique du Gran Teatre del Liceu avec une vitalité, une fermeté et une précision exemplaires. Les cordes sont propres et précises dans les attaques, les bois et les cuivres – notamment les cors – impeccables. Les tempi sont plutôt rapides, mais dépourvus d’une hâte qui aurait pu mettre en difficulté les chanteurs qui reçoivent tous leur lot de vivats au moment des saluts.