La Clémence de Currentzis : Mozart vaut bien une Messe
Retrouvez notre compte-rendu de cette distribution, lors de son passage à Genève il y a quinze jours
Teodor Currentzis domine le plateau de son imposante stature et de son énergie, même sans estrade, même face à ses musiciens de MusicAeterna qui restent debout pour jouer. Le pied droit en arrière, le chef danseur prend son élan pour une soirée de surprise permanente. Par des moulinets de bras et des séries de génuflexions, il ordonne les rallentando appesantis, tombant telle une boule de bowling, avant de passer des ténèbres dramatiques pour déboucher sur une cascade de son sirupeux. Laudamus te mène vers une scène champêtre et sautillante. Un ample tutti laisse promptement place à un clavecin de piano-bar. Des silences d'une grande intensité sont rompus par des crescendi accelerandi emportés. Passé l'étonnement premier face à ce pot-pourri, la Messe fait au drame romain l'offrande de sa puissance chorale et spirituelle.
Le premier violon est le meilleur lieutenant de son chef fougueux. Il se hisse sur la pointe des pieds et se tourne presque à 180° pour relayer les intentions du maestro. Les fouettés du bois des archets répondent à ceux du guitariste amplifié (autre idée originale de cette version), qui fait claquer ses cordes dans des allers-retours flamencos. La direction de chœur du chef grec est d'une précision diabolique : cela se voit immédiatement à ses gestes qui deviennent alors des lignes tranchées.
Stéphanie d'Oustrac et Teodor Currentzis (© GTG-Carole Parodi)
Currentzis donne tout pour ses chanteurs, qu'il foudroie du regard, tendant vers eux un corps filiforme et tonique, mimant, surarticulant leur texte. Il accompagne leurs mouvements, les lance lui-même. Stéphanie d’Oustrac (Sesto, jeune patricien romain épris de Vitellia) intense en voix et en présence, semble d'emblée prête à se nourrir et retransmettre cette énergie. Les consonnes explosives sont les rampes de lancement d'une voix âpre, qui garde la chaleur et l'ancrage du médium sur tout l'ambitus. Ses admonestations, les dents serrées de hargne, font frissonner les échines et suspendent l'auditoire à son souffle et ses moindres inflexions. Au célèbre air "Parto" répondent les bravi du public, évidemment.
Jeanine de Bique, Karina Gauvin, Anna Lucia Richter, Stéphanie d'Oustrac, Teodor Currentzis, Maximilian Schmitt et Willard White (© GTG-Carole Parodi)
L'implication du plateau est générale. Si trois chanteurs gardent leur partition à la main, elle est presque toujours fermée, portée sur le côté. Karina Gauvin garde son ampleur vocale à travers l'ambitus et l'incarnation de Vitellia, bien que les aigus tirent vers le petit cri, lancé avec des mouvements de tête volontaires. Généreux en accents toniques l'Empereur Tito de Maximilian Schmitt hésite sur plusieurs notes avec un vibrato qui entrecoupe la phrase, mais il émeut lorsqu'il baisse la garde, ralentit, adoucit et arrondit un chant marqueté de silences, mezza voce.
Karina Gauvin présentait son rôle, tenu in loco en 2014 :
Jeanine De Bique est un petit Annio (épris de Servilia) extrêmement appliqué, tirant les traits de son visage et l'articulation avec. Sa cavité buccale extrêmement arrondie retient les résonances pour elle et la voix est comme derrière une plaque de plexiglas. Anna Lucia Richter incarne Servilia en robe de mariée avec couronne de fleurs dans les cheveux et offre une énergie belle à voir, bien que sa voix de rossignol déraille sur la justesse d'une messe vocalisée. Cependant, elle soulève gracieusement les aigus, signant ses adieux à l'Empire et à l'hyménée. Sir Willard White, mémorable baryton-basse, est désormais un timbre avant d'être la voix de Publio.
Anna Lucia Richter et Jeanine de Bique (© GTG-Carole Parodi)
Les archets triple piano décollent presque des cordes. Les récitatifs et les airs s'interrompent, le temps infini de quelques instants. « Dieux éternels, veillez sur ses précieux jours » conclut presque cette très chrétienne et très applaudie Clémence de Titus. Mais avant cela, les personnages se figent sur un postlude rédempteur, un long decrescendo de son et de lumière.
Karina Gauvin, Anna Lucia Richter, Jeanine de Bique, Willard White et Teodor Currentzis (© GTG-Carole Parodi)