Così fan tutte : ainsi dansent-ils tous à Garnier
Visiblement ému, le Directeur de l'Opéra, Stéphane Lissner, entre en scène pour rendre hommage à Pierre Bergé, auquel est dédiée cette série de représentations. Le mécène avait en effet manifesté son enthousiasme pour le travail de Philippe Jordan et Anne Teresa De Keersmaeker, de l'orchestre, des six chanteurs et des six danseurs.
Così fan tutte par Anne Teresa De Keersmaeker (© Anne Van Aerschot)
L'Orchestre de l'Opéra National de Paris déploie d'emblée et de bout en bout un son soyeux, marqué d'accents (mais sans exagérer les changements de nuances, le mezzo piano et le forte suffisant à sa palette) : le frissonnant Mozart virtuose, parfaitement en place. Chaque instrument contribue à l'harmonieuse richesse d'une fosse digne de cette partition. Ainsi mené, le Chœur maison, appliqué à son métier, est en place musicalement, mais non pas scéniquement (il ne s'aligne pas à la diagonale tracée au sol).
Solve et coagula” : Dissous et coagule (principe alchimique)
La mise en scène laisse s'exprimer à plein le chant dansant. La chorégraphie tient lieu de direction d'acteur, le plateau est une épure blanche, les costumes sont de simples robes et vestes (en changer suffit pour se déguiser), point d'accessoire en dehors d'une bouteille, de quelques verres et de deux faux-nez. Les corps reproduisent le rythme mais aussi les intentions des voix. Ils articulent ensemble. Les accents du chant s'appuient sur les élans du corps.
Seyant à la complicité et aux destins croisés de Ferrando et Guglielmo, la camaraderie est visible, le sourire contagieux entre Cyrille Dubois et Edwin Crossley-Mercer. Cyrille Dubois (qui est revenu sur ce travail en interview et que vous pourrez retrouver également à l'affiche de La Cenerentola au TCE) est un Ferrando candide, parfois benêt, mais ensuite émouvant. S'il bute parfois sur son texte, c'est qu'il veut le dérouler aussi rapidement qu'il est emporté. En effet, il sait tout aussi bien ralentir et sur-articuler (notamment les longs "r" bouffes). Il déploie "un souffle d'amour de notre trésor" en une succession de vagues, de soufflets très vibrés, montant vers des aigus tendus. S'allongeant (et avec lui son subtil danseur Julien Monty), il invite l'auditoire à se suspendre à ses lèvres et "apporte un doux réconfort au cœur." Le ténor devient tout à fait émouvant dans sa complainte d'amant trompé, mais son duo avec Fiordiligi est la plus douce des consolations.
Edwin Crossley-Mercer (que nous avons interviewé en pleines répétitions pour cette reprise et à retrouver dans Alceste à Versailles) fait résonner les sons en fond de gorge, avant de donner beaucoup d'ampleur au personnage dans les récitatifs, par un jeu d'acteur assuré et mutin, tandis que son articulation convoque la chaleur du Lied. Michaël Pomero le suit et l'encourage du geste, le plus naturel des corps dansants, dégageant une aisance scénique et corporelle éblouissante.
Cyrille Dubois et Edwin Crossley-Mercer dans Così fan tutte (© Anne Van Aerschot)
Simone Del Savio avait déjà tenu le rôle de Don Alfonso à Massy et fera le court voyage vers Bastille pour interpréter Don Bartolo en janvier. Il est une voix longue, tenant un discours au fil d'une mélodie continue. Mais il sait aussi bien tonifier à l'envi sa ligne d'accents haletants, tout en conservant pour leitmotiv une prestance, un porté de noble danseur, noblesse à laquelle font échos les longs pans tourbillonnants de la veste du danseur Boštjan Antončič.
Simone del Savio dans Così fan tutte (© Anne Van Aerschot)
Le duo de femmes synchronise les lignes corporelles et vocales. La soprano suédoise Ida Falk-Winland en Fiordiligi est certes absente dans les notes les plus graves et aiguës, mais l'orchestre sait parfaitement alléger le son en conséquence. Sa voix est au diapason du visage triste et des mouvements de la danseuse Cynthia Loemij, en escarpins, à la limite de l'abîme, tombant 100 fois, 101 fois se relevant en roulades.
Tout aussi belle, ample et sonore mais dans un registre solaire, la voix de Stephanie Lauricella (Dorabella) donne à la danseuse Samantha Van Wissen l'impulsion d'un éveil sensuel, en talons et tailleur. Leur duo bondit ensemble au rythme d'un cœur frivole.
Stephanie Lauricella et Ida Falk-Winland dans Così fan tutte (© Anne Van Aerschot)
Bouclant la distribution, Yuika Hashimoto danse Despina dans un mouvement sinueux et tournoyant, un bras se déployant promptement dans un sens, tandis que le tronc pivote et que la jambe se tend vers l'autre côté, comme son personnage sait multiplier les fausses pistes et déguisements, comme la voix de Maria Celeng déploie les fioritures, vocalises et travestissements vocaux, avec mesure et parcimonie.
Indissociables paires, les artistes viennent en binômes recevoir de chaleureux applaudissements. Sans doute pour exprimer d'ores et déjà leur gratitude envers Philippe Jordan qui rejoindra l'Opéra d'État de Vienne en 2020, l'orchestre se lève comme un seul homme et se joint au public pour acclamer son chef. Généreux, celui-ci part chercher Anne Teresa De Keersmaeker et partage avec elle les applaudissements de cette ouverture de saison réussie à Garnier.
Così fan tutte par Anne Teresa De Keersmaeker (© Anne Van Aerschot)