Traviata, vous méritez un avenir meilleur aux Bouffes du Nord
Un immense voile de gaze recouvre l'intégralité du plateau, coulant de toute la hauteur du mur en fond de scène, s'étalant sur la piste des Bouffes-du-Nord jusqu'aux pieds des spectateurs. La scène, le piano, les souches d'arbre, une tombe sont couverts de cette poussière qu'un souffle de vie suffira à soulever : celui de l'héroïne Traviata, incarnée par Judith Chemla. Jamais spectre phtisique cerné, habillé de moire émeraude transparente n'aura été plus beau à voir et à entendre. Bien sûr, les spectateurs qui vont à l'opéra pour admirer les prouesses vocales tonitruantes préféreront réserver pour Anna Netrebko à Bastille. En bien des points, la technique vocale de cette Traviata est diamétralement opposée aux fondations du bel canto. Judith Chemla dessine une voix fluette, emplie de souffle, hésitante, mais elle déploie ainsi un véritable lyrisme de l'intimité. Le chant est sonore car il suspend l'auditoire aux passions de l'actrice, héroïne, revenant aux origines même de l'opéra (Monteverdi, auteur des premiers chefs-d'œuvres du genre, voulait des acteurs avec une parole naturellement chantante et non pas des chanteurs). Ce chant s'accorde au sublime sanglot qui ferait saigner les pierres en interrompant « quand je serai morte et qu'il maudira ma mémoire ». Traviata n'a plus d'aigus virevoltants, de trilles, de vocalises, ni de vertigineux sauts d'intervalles, mais elle peut travailler sur les pianissimo ce qu'elle déployait en forte et convoquer la parole, la voix blanche même, qui rend aussi bouleversante que crédible sa mort par tuberculose, dans des aigus à 120 battements par seconde.
Traviata, vous méritez un avenir meilleur aux Bouffes du Nord (© Pascal Gély)
Le contraste ne pourrait être plus terrifiant entre cette pure âme vocale de Traviata et son Alfredo, Damien Bigourdan, vitupérant avec force et un placement nasillard. Mais Violetta ramène la douceur d'un geste, d'un sourire, dans une idée de génie (parmi des centaines) : c'est elle qui accompagne au piano la déclaration d'amour d'Alfredo, l'apaisant et révélant son émotion du bout des doigts. Mais aussi, le génie de Verdi surgit, toujours, offrant à Bigourdan la saisissante hargne vengeresse de l'amant qui se croit trompé, aussi bien qu'un pianissimo pris avec saut d'octave et du bout des lèvres sur l'inoubliable Pariggi... (nous quitterons Paris).
Traviata, vous méritez un avenir meilleur aux Bouffes du Nord (© Pascal Gély)
Jérôme Billy en Giorgio Germont n'a pas une voix de chanteur, mais est une voix chantante, dès qu'il joue et jusqu'à ses aigus voilés, sur un médium assuré et émouvant au possible lorsqu'il retrouve son fils et son honneur. Elise Chauvin (appréciée dans Le Premier Meurtre à Lille) est une Flora de cabaret aux sensuels glissandi, tandis que le fol-dingue docteur-dealer de Florent Baffi distribue les opiacés aux zingarellas hallucinées, en riant de ses histoires morbides.
Les instrumentistes savent aussi jouer la comédie et chanter les chœurs. Ils lisent Violetta comme un livre, jouant littéralement d'après les lignes de sa main, comme une partition. L'arrangement signé Florent Hubert et Paul Escobar multiplie les merveilles de timbres, convoquant toutes les combinaisons, de l'octuor bruitiste ou feulant aux paroles de solistes, chacune aussi riche qu'harmonieuse.
Traviata, vous méritez un avenir meilleur aux Bouffes du Nord (© Pascal Gély)
Je n'ai ni parents, ni amis parmi les vivants
Le temps d'un bonheur fugace avec Alfredo, Traviata avait repris vie, s'alanguissant même en citant Les Valseuses ("on n'est pas bien, là ?") mais c'est littéralement dans sa tombe -certes fleurie- qu'elle était déjà étendue. De l'immense voile de gaze elle se fait la trainée de la mariée qu'elle ne sera jamais et disparaît dans un sourire.
La beauté de l'opéra, l'intérêt de l'art est de permettre, de susciter même différentes versions et visions avec différentes interprétations. Par ces approches renouvelées, Traviata ne saurait mériter un avenir meilleur.