Carmen ou la pierre angulaire du Festival d’Art lyrique de Salon-de-Provence
Le festival a été fondé par Jacques Bertrand, président de l'association Mezza Voce, composée d’une centaine de membres bénévoles passionnés d’opéra. Sa raison d’être est de parvenir à élargir et diversifier les publics de l’art lyrique, dans une ville qui se situe entre Aix-en-Provence et Orange, deux terres d’immenses festivals. Le projet doit sa singularité et sa pérennité à une rencontre amicale, puis à une collaboration de longue haleine entre Jacques Bertrand et le chef Stefano Giaroli. Il est dédié cette année au compositeur Gérard Valentini, Directeur du Conservatoire de Salon, et qui s’est investi pour sa création. Le public est effectivement plus composite qu’à l’ordinaire. Familles, curieux, touristes et mélomanes se croisent, tandis que des applaudissements spontanés ou codifiés coexistent harmonieusement. Le spectacle se déroule dans la cour Renaissance du château de l'Empéri, vieille et massive forteresse médiévale qui domine la ville de Salon depuis le rocher du Puech. Les modules architectoniques de la galerie du XVIe siècle constituent l’équivalent lointain d’un théâtre à l’italienne, flanqué d’un donjon crénelé et saisissant sous l’éclairage de la lune.
La mise en scène d’Alessandro Brachetti nous déplace « tout pile » dans l’Espagne de 1820, celle de la nouvelle de Prosper Mérimée, avec ses couleurs locales, localisées justement dans le décor historique existant, les costumes et quelques accessoires. D’où l’exploitation nécessaire des jeux de lumière et de couleurs sur la pierre inquiétante du château, privilégiant, Espagne gitane oblige, le chaud et l’épicé. La référence gypsie, et son monde prêt à basculer dans la transe du « duende », est clairement affichée. Le périmètre resserré, presque intime de cette cour (qui reçoit 400 spectateurs), bénéficie de l’acoustique exacte d’une « boite à musique » (l’expression vient du chef d’orchestre). Elle est organisée depuis une scène angulaire, et donc triangulaire, qui favorise les obliques et le rapprochement de tous les protagonistes, public, musiciens et chanteurs, au cours de quatre actes qui se donnent comme une succession de huis-clos.
Claudia Marchi et Valter Borin (© Sylvaine Vannier)
Carmen est interprétée par Claudia Marchi, mezzo-soprano verdienne, plantureuse, un brin carnassière, en robe de gitane sexy lui allant comme un gant. Un vibrato charnu émane de sa gorge chaude et sensuelle et gagne progressivement en intensité et en densité. Sa présence vocale mêle les accents de l’Azucena du Trouvère ou l’Ulrica d’Un bal masqué à ceux de l’héroïne de Bizet, et son désir absolu de liberté (ces trois termes étant permutables). Micaëla est confiée à la soprano Mihaela Dinu. Elle semble être ici chez elle, et faire partie des murs. Avec la perruque blonde et le jupon bleu du livret, elle accomplit, avec un filet adouci par une exposition aux rigueurs du mistral glaçant, sa partie de fiancée maternelle. La Frasquita est la japonaise Hiroko Morita, au soprano naturel et piquant. La mezzo-soprano Stefania Ferrari complète le trio des gitanes avec sa Mercédès.
Claudia Marchi et Frédéric Cornille (© Sylvaine Vannier)
Le brigadier Don José du ténor Valter Borin en a le souffle requis, parfois la puissance, quand il ne colore pas trop ses aigus de métal. Personnage fondamentalement maladroit, il émeut dans « La fleur que tu m’avais jetée ». Escamillo arrive avec le baryton français Frédéric Cornille. Altier et souriant, il met tout le monde à l’aise. Son chant assuré, fait pour le spectacle, est comme un deuxième lever de rideau. Chacun alors se détend, s’ajuste au drame et au lieu, et trouve sa clé de voûte sonore et énergétique. Quatre rôle masculins complètent de manière homogène la distribution, avec le Dancaïre du baryton Giulio Alessandro Bocchi, le Remendado du ténor Giovanni Maria Palmia, le Zuniga de la basse Massimillano Catellani et le Moralès du baryton Franco Montorsi. Les deux premiers accomplissent avec le trio des gitanes un quintette bouffe, crépitant et précis. Avec l’opulence sonore des finals, il s’agit de la dimension extrême de l’œuvre de Bizet particulièrement investie par cette production. Les interprètes y sont dans leur élément, qu’ils favorisent à la dimension tragique.
Le quintette de l'acte II : « Nous avons en tête une affaire ! » (© Sylvaine Vannier)
Le Chœur de l’Opéra de Parme préparé par Emiliano Esposito est ici, place oblige, en petit effectif, mais il a l’épaisseur acoustique requise, ainsi qu’une diction délicieusement italianisante. Le chœur d’enfants du conservatoire de Salon, dûment encadré, défile en mode carnavalesque. L’orchestre Symphonique « Cantieri d’Arte » de Reggio Emilia, est placé sous la direction musicale de Stefano Giaroli, complice fidèle et indispensable de l’entreprise depuis 2006. Sa battue commande et s’ajuste avec précaution aux mouvements scénographiques contenus par l’étroitesse de la scène, comme à une phalange d’instrumentistes qu’il semble connaître par cœur. Il en requiert un investissement chambriste particulièrement délicat chez Bizet, dans les traits conclusifs et les passages fugués.
Cette configuration très singulière de représentation est un défi pour des œuvres lyriques de grande dimension. Elle constitue sans doute la signature de ce festival intime, encore confidentiel. L’accès à l’œuvre se donne sous la forme démocratique d’un livre de poche, lequel respecte le contenu, mais favorise le contact rapproché. Il permet, d’une autre manière, d’entendre combien l’œuvre de Bizet est magistralement composée, sur le plan musical et dramatique.