GarančAlagna : Carmen en fusion à Bastille
Profitez ici de la vidéo intégrale de cette représentation d'exception
Retrouvez notre interview des quatre Carmen et nos comptes-rendus des trois précédentes distributions de cette production :
la déchirante résurrection d'Alagna, Deuxième cast : Abracadhamyan ! et Carmen Rachvelishvili
que je meure Si j’ai jamais aimé quelqu'un autant que toi.
Dès son Habanera, Elīna Garanča envoûte une armée entière, marquant, signant les poitrails au rouge à lèvres. Blonde bohémienne, soleil glacial de sensualité froide et incarnée, cette Carmen caresse hommes et femmes, dresse les soldats en toutous sous ses talons, avant de sauter, danser sur les voitures. Elle bondit en beau diable pour croquer les hommes (notamment l'oreille devenue sanglante du lieutenant). Les chutes de sa Séguédille sont colorées d'une cascade de notes, glaciales et brûlantes, conclues par un baiser torride empoignant Don José. L'aigu est un voile de velours qu'elle sait déchirer au besoin. Hormis au début de l'Acte II, la prononciation en français de la lettone est remarquable (là réside pourtant son seul point faible d'habitude), un excellent présage pour le Don Carlos de la saison prochaine. Les rires du public éclatent lorsque Garanča se précipite, une grappe de raisins aux lèvres pour attendre Alagna qui sort de prison, avec des aigus surpuissants depuis les coulisses.
Elīna Garanča - Cavalleria Rusticana à Bastille en novembre 2016 (© Julien Benhamou / Opéra national de Paris)
Sois contente... je pars... mais... nous nous reverrons!
Roberto Alagna donne d'emblée le ton. Énergique, il part bille en tête dès "Ma mère, je la vois", emportant l’orchestre dans son tempo et son volume. À mesure qu'enfle sa ligne, le médium aigu (juste en-dessous du passage vers la voix couverte) se tend quelque peu, mais il ne s'agit là que d'un léger effort sur le premier palier menant à un aigu rayonnant d'aisance. Le ténor est toujours là, avec sa prononciation modèle et sa capacité à décrocher, à déchirer ses aigus avec une maîtrise lyrique. Sur l'air "la fleur que tu m'avais jetée", les paroles ultimes "et j'étais une chose" sont dévalées pour éclater "à toi" et tenir d'un immense souffle "je t'aime".
Roberto et Elina ont des sourires d'enfants, aux pommettes charnues. Ils se transformeront en masque de haine et de douleur.
Carmen par Calixto Bieito (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Les symboles immenses, hénaurmes de cette scène signée Calixto Bieito et l'immensité de l'arène dessinée à la craie sont à la mesure des deux colosses qui entrent en fusion puis en fission. Chaque symbole devient menace : le mât de cocagne auquel est hissée brutalement une femme réduite à un statut d'objet par des soldats brutaux, l'immense taureau qui fond pour encorner, même effondré et décapité, jusqu'aux roulottes des Bohémiens transformées en monstres automobiles nyctalopes avec leurs phares dans la nuit (sans parler des poignards, de l'alcool ou de la glace à l'eau du brigadier). Cette violence omniprésente projette Carmen et Don José l'un vers l'autre, avant de les déchirer.
Dût-il m'en coûter la vie, non, Carmen, je ne partirai pas !
Maria Agresta contribue également à cet événement, ne participant qu'à cette ultime représentation. Elle offre une Micaëla, qui tente tout d'abord de garder pour elle seule la fusion avec Don José, de l'immortaliser en mettant son képi, en se prenant en photo avec lui (comme pour capter leurs âmes jointes). Lorsqu'il lui échappe, elle le ramène à son centre de gravité (à elle et dans son village) en invoquant sa mère mourante. Mais Carmen est l'astre suprême, le trou noir qui attire à elle toutes les énergies, toutes les lumières pour les faire imploser. D'autant que Maria Agresta pâtit d'un français incompréhensible, même pour qui connaît ce texte par cœur. L'inconfort de cette articulation se ressent et s'entend, notamment sur la justesse et des aigus criards (qu'elle est bientôt contrainte d'alléger). Certes, mais quelle présence scénique, quel investissement de l'espace ! Au point que, rassérénée à mesure qu'elle investit l'arène de toute l'amplitude de sa voix, elle trouve une couverture soyeuse, un large vibrato et un souffle long, finement nourri, se perdant dans les cuivres les plus délicats et piano qui soient.
Le torero Ildar Abdrazakov s'immisce dans le couple héroïque et tragique par une voix formidablement à l'aise et explosive. Tendu vers l'avant aussi noble qu'impliqué, ses graves claquent comme des coups de fouet et ses aigus ont la longueur démesurée d'une espada.
Carmen à Bastille - Ildar Abdrazakov et Vannina Santoni (© Vincent Pontet)
Les six interprètes des autres rôles terminent ce soir leur marathon Carmen, eux qui participent à toutes les représentations depuis mars. Le duo féminin est toujours aussi merveilleux, des prime donne (la relève est assurée) avec la Frasquita de Vannina Santoni projetant avec maîtrise son corps et ses aigus, stellaires et Antoinette Dennefeld en Mercédès de luxe avec déhanché et médiums graves sinueux ravageurs, d'une chaleur incandescente. Bien moins en vue vocalement, les contrebandiers sont peu en rythme, peu audibles ou tendus, leurs voix, poignards, coups de poing et de ceinture n'impressionnent personne mais Boris Grappe (Dancaïre) et François Rougier (Remendado) portent leurs personnages comme une seconde peau. Au duo de brigands répond un duo de militaires aussi peu recommandables : le lieutenant sonore et vrombissant de luxure François Lis avec son brigadier Moralès, un Jean-Luc Ballestra froncé et ténébreux.
L'Orchestre de l’Opéra national de Paris dirigé par Mark Elder émerveille de bout en bout, de précision, d'implication, d'un génie simultané de soliste et d'accompagnateur. La fosse n'est que maîtrise, permettant des mouvements effrénés, depuis les trilles des cordes jusqu'au triangle et castagnettes, en passant par le piccolo aigrelet et un pupitre de cuivres à se damner. Les violoncelles sont toujours aussi vibrant et le chef fait ressortir des cors d'une chaleur bouleversante. Les arpèges de harpes sont charnels. Les timbales sonnent le glas d'une passion, à peine effleurées.
Jeunes et moins jeunes, le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris, la Maîtrise des Hauts-de-Seine et le Chœur de l’Opéra national de Paris sont justes et impliqués dans cette œuvre et cette mise en scène qu'ils connaissent comme leur poche, ce qui rend d'autant plus incompréhensibles les décalages rythmiques importants et répétés.
Carmen par Calixto Bieito (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Ô ma Carmen, laisse-moi te sauver, toi que j'adore, et me sauver avec toi !
Dans le sublime duo mortel final, Alagna suspend le temps et le rythme. Le génie absolu du chef et de sa fosse suivent les moindres inflexions du héros, tout en conservant la ligne musicale : Garanča rend la bague avec le dernier immense déchirement lyrique d'Alagna, "ma Carmen adorée".
Les spectateurs et téléphones de tout Bastille se lèvent comme un seul homme pour ovationner et immortaliser une soirée unique.
Roberto Alagna (Don José) et Clémentine Margaine (Carmen) (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)