L’Erismena de Cavalli au Festival d’Aix-en-Provence ou l'air des étoiles
Quatre ans après Elena, une œuvre lyrique de Francesco Cavalli (1602-1676) peu jouée, Erismena, dramma per musica en trois actes sur un livret d’Aurelio Aureli, créé au Théâtre San Apollinaire de Venise à l’occasion du carnaval 1655, est excavée par le Festival d'Aix-en-Provence, qui contribue ainsi au travail de fouille archéologique du répertoire de cet élève et collaborateur de Monteverdi.
L'intrigue se déroule dans le royaume de Mèdes, en guerre contre l'Arménie, finalement vaincue. Erismena est la fille secrète du roi de Mèdes et de la sœur du roi d'Arménie, ce qu'elle ignore. Elle se travestit pour retrouver son amant qui l'a jadis abandonnée, Idraspe, et qui a pris le nom d'Erineo. Celui-ci, inconstant, est sous le charme d'Aldimira, esclave sauvée d'un naufrage, promise du roi de Mèdes Erimante, et qui n'est autre que sa sœur. Une succession de révélations permet à l'ordre amoureux et familial de se rétablir, et à deux couples de se former, celui d'Idraspe et d'Erismena et celui d'Orimeno, soupirant jusque là éconduit, et d'Aldimira, tombée amoureuse d'Erismena déguisée en soldat.
Tai Oney et Carlo Vistoli - Erismena par Bellorini (© Pascal Victor)
Le rideau s’ouvre sur la cage de scène, un plateau allégé de tout décor superflu. Voilà pour l’épure. Nous sommes en immersion dans un univers clôturé, à la fois électrique et poétique, qui fait penser à la planète d’un petit prince (Erismena), avec son allumeur de réverbère (le régisseur). La scène est striée par un ordre géométrique invisible et multidimensionnel qui régit l’emplacement des chanteurs, de l’arrière-scène à l’avant-scène, du sol aux nuées d’étoiles.
Francesca Aspromonte et Alexander Miminoshvili - Erismena par Bellorini
Le décor et les lumières de Jean Bellorini et Véronique Chazal font s’entrechoquer la poésie des étoiles et la ferraille d’un univers post-industriel. N’ont survécu que quelques chaises de jardin récupérées, ainsi que des structures grillagées, anciens témoignages d’un monde survolté et disjoncté, dans lequel l’homme s’est fait machine, à désirer et à commander. Une plaque grillagée divise l’espace en deux, fabriquant une perspective instable et réticulée, qui suit de près la rhétorique du drame et renvoie aux rets de l’amour. Elle est surmontée d’une voûte d’étoiles, petites loupiotes électriques, promptes à s’éteindre, se rallumer, s’éteindre encore, jusqu’à disjoncter à la faveur d’une décharge trop forte d’émotion.
Francesca Aspromonte (© Pascal Victor)
Un miroir descendu des cintres fait discrètement référence au thème baroque du reflet, du dédoublement et du travestissement, pour accueillir l’image de l’effeuillage final d’Erismena. Les costumes de Macha Makeïeff peuvent plaire ou déplaire, mais ils déplacent le public dans le hors temps et le hors lieu d’une fable antique et orientale. Ils déplacent les chanteurs jusqu’à leurs frontières d’étoffes, hors style, aux couleurs acides et claquantes et aux coupes déstructurées. Ils mêlent matières et textures à dominante tactile de fourrures aux poils plus ou moins longs. Les costumes, organiques, sont comme le reflet inverse des décors, machiniques.
Le plateau vocal réunit une poignée de protagonistes, qui se partagent presque à égalité une intrigue tissée par les fils invisibles de destins croisés. Ils sont dirigés dans leur jeu théâtral par Jean Bellorini qui compose en madrigaliste une âpre et complexe carte du tendre et du coriace qu’arpentent les personnages à la faveur de motifs amoureux et guerriers.
L’Erismena de la soprano Francesca Aspromonte en est le fil conducteur. Son timbre charnu et élancé jusqu’à l’incandescence annonce la couleur de l’ensemble de ce miracle acoustique. Aldimira est la soprano Susanna Hurrell, aux aigus plus légers, presque fragiles et volatiles, mais contingentés par une diction impeccablement sensuelle. Elle concentre l’énergie d’un monde destiné à s’entraimer. Le dernier rôle féminin est celui de sa servante, Flerida, la mezzo-soprano, Lea Desandre, filiforme mais amoureusement guerrière, et dont le timbre a les réminiscences d’un rôle initialement confié à une soprano.
Une gamme de sept voix masculines décline finement la totalité des registres répertoriables. Le roi Erimante est confié au baryton-basse Alexander Miminoshvili. Son parlar cantando (parlé chanté), clair et intelligible, incorpore la noire gravité de ses conclusions d’arioso (entre aria et récitatif). Aldimira traîne deux cœurs après elle, deux contre-ténors, aux contours physiques et vocaux contrastés. Orimeno est investi par le contre-ténor au timbre transparent Jakub Józef Orliński. Il a l’étrangeté d’une créature hip-hop, tendrement hallucinée par son objet d’amour. Idraspe est confié au contre-ténor Carlo Vistoli, plus sombre et émouvant, en vertu de son rôle-clé dans l’intrigue. Le ténor Stuart Jackson est Alcesta, l’inoubliable nourrice-archétype sur le retour, d’une comédie musicale déjantée, et qui assure et assume la quasi intégralité de la dimension comique de l’œuvre. Démesuré physiquement dans son tailleur chanel-fuchsia, et vocalement dans ses réparties vocales et chorégraphiques, il est celui par qui le burlesque rend hommage à la grandeur. Trois seconds rôles, mais qui demeurent cependant consistants, parachèvent cette opulente distribution masculine. Argippo est interprété par le fougueux baryton Andrea Bonsignore, en jupe de velours et bonnet de cuir. Clerio Moro est le contre-ténor Tai Oney, à la fois bouffe et expressif. Enfin Diarte à la douceur guerrière et loyale du ténor Jonathan Abernethy.
Andrea Bonsignore et Lea Desandre - Erismena par Bellorini (© Pascal Victor) )
Ce qui parfait la sensation d’immersion dans une gerbe d’abondance sonore est le fait de l’orchestre de la Cappella Mediterranea, petit ensemble à la dimension exacte des opéras vénitiens, placé sous la direction, depuis le clavecin, de Leonardo García Alarcón. Il en extrait les sons du passé, chauds, enveloppants et étirés, qui s’entendent comme les excroissances nécessaires et naturelles de la vocalité.
L’œuvre de Cavalli ravit en tant qu’hymne à l’amour libre, féminin qui plus est. Elle offre un regard en arrière salvateur sur une époque et un art capables de penser ensemble la sincérité tragique du désir amoureux et la trivialité cynique de ses réalisations concrètes.
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