Belle soirée d'été avec Ottone, Re di Germania de Haendel au Festival de Beaune
Né en 1685, d’origine allemande et s’étant perfectionné en Italie, Haendel défend ardemment l’opéra italien, qu’il considère comme le genre musical le plus parfait qui puisse exister. Son ambition ne connaissant aucune limite, il se lance en 1712 à la conquête de Londres, qui n’arrive pas à renouveler son identité musicale depuis la disparition de Purcell, malgré une aristocratie en forte demande. Bien que son rêve soit un réel combat du fait de son statut d'étranger, Haendel réussit à créer un style musical où les anglais sauront se reconnaître, sans renoncer à son langage germano-italien. En 1719, alors en voyage à Dresde, le compositeur découvre l’opéra Teofane d’Antonio Lotti, sur un livret de Stefano Pallavicino : la princesse de Constantinople Theophanu (Teofane) est promise à Othon II (Ottone), empereur du Saint-Empire romain germanique. Mais le prétendant au trône d’Italie Adalberto, aidé de sa mère Gismonda, pourtant promis à Matilda, cousine d’Ottone, profite de l'absence de dernier, parti combattre le pirate Emireno, pour usurper son identité et lui voler son trône et sa fiancée.
Nicola Haym adapte le texte pour Haendel qui l’envisage pour son nouvel opéra, dont la création est prévue pour la quatrième saison de la Royal Academy of Music que le compositeur dirige. Malgré un livret sévèrement abrégé et une intrigue complexe, le compositeur fait preuve de son génie mélodique : on distingue les personnages et leur évolution psychologique, grâce à des effets immédiats. En pleine « guerre des sopranos », il lui est d’abord difficile de faire interpréter des airs profonds sans artifices, perdant patience jusqu’à menacer de défenestrer la prima donna Francesca Cuzzoni – dans le rôle de Teofane – qui trouvait alors son premier air trop faible. L’œuvre de Haendel, créée le 12 janvier 1723 au King’s Theater de Londres, reste toutefois écrite pour les plus grands chanteurs de son époque, et ne mérite pas moins de nos jours.
Pour ouvrir sa 35e édition, le Festival international d’opéra baroque et romantique de Beaune propose cet opéra méconnu de ce compositeur qu'il chérit tant. La soirée débute par une petite déception : du fait de la canicule, le concert n’aura pas lieu dans la sublime Cour des Hospices de Beaune, mais dans la Basilique Notre-Dame.
George Petrou (© DR)
Indéniablement, le changement d’acoustique entre les deux lieux est flagrant. L’ensemble sur instruments anciens d'Il Pomo d’Oro en est certainement perturbé pour l’ouverture, dont les basses sonnent confuses, l’équilibre des vents et des cordes douteux. Toutefois, une fois cet échauffement énergique, voire haletant, passé, l’orchestre parvient à s'adapter à l’acoustique : les pupitres se rééquilibrent, les attaques se précisent. L’interprétation sur instruments d’époque permet le mordant et la rugosité qui donne tant d’effets. Les très bons musiciens font preuve d’une grande écoute des chanteurs et d’une grande complicité entre eux, communicant leur plaisir de jouer. C’est aussi que le chef George Petrou, grand connaisseur du répertoire baroque, classique et romantique, insuffle une grande énergie, par sa gestuelle ample et souple, parfois un peu trop spectaculaire. Lui aussi partage cette complicité, tant avec les musiciens qu’avec les solistes, dont il accompagne parfois les récitatifs du clavecin – sans remplacer totalement le claveciniste dans ces parties, sans doute pour marquer davantage certains accords.
Max Emanuel Cencic (© Laidig)
Max Emanuel Cencic, contre-ténor expert dans le répertoire haendélien, détient la charge du rôle-titre. Les yeux trop souvent dans la partition, il paraît d’abord en petite forme et peu communicatif. L’interprétation de son personnage est introspective, profonde et sensible, d’où ses yeux fermés, s’ils ne sont pas en train de lire. Il convainc au fur et à mesure que la soirée évolue : il finit par impressionner, par sa technique impeccable, sa virtuosité, son intelligence du texte. Il finit enfin par émouvoir avec son douloureux air « Tanti affanni ho nel mio core » (j’ai tant de souffrance dans le cœur) de l’acte III, scène 2.
La princesse Teofane est interprétée par la jeune soprano russe Dilyara Idrisova. Elle aussi semble mal à l’aise dans le premier acte, avec une voix qui semble être bien projetée mais en arrière, comme venue du côté de la scène. Cependant, il suffit qu’elle monte dans les aigus pour attirer toute l'attention du public : son timbre un peu fermé dans les graves et les médiums permet une très agréable rondeur dans les aigus, d’une grande maîtrise, virtuose. La soprano gagne alors en assurance et devient bien plus convaincante.
Matilda est véritablement incarnée par la mezzo-soprano Anna Starushkevytch, par sa gestuelle investie et sa connaissance du texte, étant la plupart du temps détachée de sa partition. Grâce à un souffle maîtrisé et une bonne technique, ses phrasés sont jolis. Cependant, cette gestuelle sur-jouée semble parfois vouloir davantage convaincre que transmettre. Trop souvent couverte par l’orchestre, ses graves manquent particulièrement de projection, à l'exception de quelques-uns, hélas forcés. Malgré ses intentions, la projection insuffisante de sa voix ne permet pas de réels reliefs dans son interprétation.
James Hall (© John Clark)
La basse Luigi De Donato campe un Emireno très convaincant, malgré des extrêmes graves et aigus un peu faibles – Haendel n’est certainement pas tendre avec ses parties de basses. Il offre par ailleurs une excellente diction. L’usurpateur Adalberto est chanté par le contre-ténor anglais James Hall. Ses intentions sont belles, comme la conduite de ses phrases, et il sait se montrer touchant ou virtuose. Sa diction mériterait toutefois davantage de consonnes et sa voix de gagner en volume, bien que la projection soit bonne.
Le plus grand plaisir de cette soirée est indéniablement la Gismonda d’Ann Hallenberg. La projection de sa voix, pleine et puissante, semble naturelle et facile. Sans jamais sur-jouer, la chanteuse est aussi comédienne, véritablement communicatrice : elle joue, s’amuse, contraste. Le public comprend aisément le caractère de la mère d’Adalberto. Il faut particulièrement saluer son très émouvant et superbe air « Vieni, o figlio » (Viens, mon fils – acte II, scène 4), parfaitement accompagnée par des musiciens subtils. Les forts applaudissements qui suivent ce moment hors du temps prouvent que l’émotion fut partagée.
Il Pomo d'Oro (© Julien Mignot)
Cette première soirée de la nouvelle saison du Festival de Beaune est donc forte de découvertes, malgré un plateau de chanteurs hétérogène. Remarquons néanmoins que cet opéra de Haendel est parfois difficile à défendre : une intrigue complexe pour une musique qui se veut psychologique, sans véritables airs de bravoures mettant en valeur les solistes et leurs talents de virtuoses. Elle permet toutefois d’admirer, ou non, l’intelligence musicale des interprètes et leur capacité à transmettre une émotion profonde et subtile.