Sadko de Rimski-Korsakov : de Moscou à Gand
Assisterait-on (enfin) à une exhumation des opéras de Nikolaï Rimski-Korsakov qui, en dehors de sa mère patrie la Russie, n’a guère souvent l’honneur des affiches occidentales ? Car après Le Coq d’or à La Monnaie de Bruxelles, chroniqué ici en début de saison (spectacle repris ensuite à l’Opéra national de Lorraine, puis dernièrement au Teatro Real de Madrid), suivi par la Fille de Neige à l’Opéra national de Paris, et avant que Lyon ne présente Mozart et Salieri la saison prochaine, c’est l’Opéra de Flandre (mais uniquement à Gand) qui propose un titre du grand compositeur russe : Sadko.
Sadko par Daniel Kramer (© Annemie Augustijns)
Représenté pour la première fois le 26 décembre 1897 à Moscou, Sadko est le septième opéra de Rimski-Korsakov, basé sur un livret de Vladimir Bielsky, un éminent spécialiste de la littérature épique de l’ancienne Russie et des « bylines » (légendes, chansons de geste), qui devait devenir son plus proche collaborateur jusqu’à Kitège et au Coq d’or. L’ouvrage, découpé en sept tableaux, débute par une scène où les marchands de Novgorod festoient. Sadko le gouslar (barde conteur, cithariste russe) rêve aux biens qu’ils pourraient ramener si le lac Ilmen rejoignait la mer. Renvoyé par leurs rires, Sadko chante au bord du lac, quand apparaît la princesse Volkhova, fille du roi de l’Océan, qui, amoureuse, lui promet fortune et aventure. Pendant ce temps, sa femme Lioubava pleure son absence. Il ne rentre que pour lui annoncer son départ prochain. Puis, grâce aux trois poissons d’or que lui avait promis la princesse, Sadko gagne la fortune des marchands. Trois d’entre eux (le viking, l’indien et le vénitien) lui chantent alors la beauté de leur pays natal. Après douze ans de voyage, Sadko, qui n’a rien sacrifié au roi de l’Océan, est entraîné dans son royaume où il retrouve Volkhova. Sadko chante et toute la cour se met à danser, ce qui provoque une tempête effroyable. Une apparition annonce la fin du royaume et ordonne à Sadko de retourner à Novgorod, accompagné de Volkhova qui, sur la terre, se transforme en rivière jusqu’à la mer Baltique… et c’est de fait l’euphorie générale !
Sadko par Daniel Kramer (© Annemie Augustijns)
Le metteur en scène américain Daniel Kramer (à la tête de l’English National Opera) a choisi d’occulter totalement non seulement l’aspect féerique (et chorégraphique) de l’ouvrage, mais aussi l’élément marin, pourtant aussi central que dans Peter Grimes ou Billy Budd de Britten. Plus prosaïquement, la scénographie dispose un immense écran de guingois au-dessus de la scène, qui projette des images du conflit au Moyen-Orient, de l’Amérique consumériste ou de la faim dans le monde, autant de références modernistes à tout crin.
Sadko par Daniel Kramer (© Annemie Augustijns)
La distribution vocale offre plus de satisfactions, à commencer par le remarquable ténor géorgien Zurab Zurabishvili qui, dans le rôle-titre, soulève l’enthousiasme. Avec son timbre clair, sa voix claironnante et saine, son émission très sûre, son souffle long, son phrasé scrupuleux, il rend parfaitement justice aux grandes envolées lyriques confiées à ce personnage. On aimerait maintenant entendre cet excellent chanteur dans un autre répertoire, afin de se faire une idée plus précise de ses possibilités qui ici paraissent considérables.
Zurab Zurabishvili - Sadko par Daniel Kramer (© Annemie Augustijns)
Dans le rôle de son épouse Lioubava, la russe Victoria Yarovaya fait également grande impression, avec son mezzo somptueux, aussi rayonnant dans l’aigu qu’abyssal dans le grave. Son timbre profond fait ainsi merveille dans sa grande complainte du deuxième acte « Toute la nuit, je l’ai attendu en vain ».
Zurab Zurabishvili et Victoria Yarovaya - Sadko par Daniel Kramer (© Annemie Augustijns)
En Princesse Volkhova, la soprano américaine Betsy Horne est bien la colorature exigée par la partition, à même de délivrer des aigus célestes et radieux, notamment lors de sa métamorphose finale en rivière (non mise en scène ici). Petit bémol, sa prononciation de la langue de Pouchkine demeure perfectible.
Zurab Zurabishvili et Betsy Horne - Sadko par Daniel Kramer (© Annemie Augustijns)
Grand Boris dans les années 90, Anatoli Kotscherga (roi de l’Océan) n’est hélas plus que l’ombre de lui-même avec un souffle court, des graves inaudibles et des aigus éteints. De son côté, Raehann Bryce-Davis (Niéjata), mezzo afro-américaine en troupe à l’Opéra de Flandre, est transformée en chanteuse de jazz où sa voix grave et chaude ne peut que faire merveille.
Raehann Bryce-Davis - Sadko par Daniel Kramer (© Annemie Augustijns)
Comment ne pas signaler aussi les prestations de l’exemplaire « vénitien » de Pavek Yankovski, du colossal « viking » de Tijl Faveyts, et de l’ensorcelant « Indien » d’Adam Smith qui, avec son fameux chant hindou, obtient un véritable plébiscite de l’audience.
Enfin, exaltant toute la soirée durant la beauté sonore de l’œuvre, le chef russe Dmitri Jurowski – directeur musical de la maison flamande – fait preuve d’un remarquable sens du rythme et construit à la fois avec élan et rigueur les grandes architectures de la géniale partition de Rimski-Korsakov, dont on espère voir plus souvent monter les ouvrages maintenant que le sillon est tracé !