Comala à la Cité de la musique : il y a quelque chose de merveilleux au Royaume du Danemark
Nous ne sommes pas enchaînés à des formules, / Notre art s’appelle Poésie.” (épigraphe des Échos d’Ossian)
Le danois Niels Wilhelm Gade compose l'ouverture orchestrale Échos d’Ossian, son premier opus, en 1840 (à l'âge de 23 ans) et obtient d'emblée une importante reconnaissance, tant dans son pays qu'auprès de Mendelssohn qui dirige l'œuvre deux ans plus tard à Leipzig, ainsi que de Schumann, le compositeur-critique en faisant l'éloge par écrit.
Il faut dire qu'Échos d’Ossian avait pour plaire deux qualités majeures prisées au XIXe siècle. Tout d'abord, le XIXe est le siècle de foisonnement des couleurs et écoles nationales, notamment nordiques : la Norvège d'Edvard Grieg, la Finlande de Jean Sibelius, le Danemark de Carl August Nielsen. Ensuite, Ossian est une figure mythique de la poésie : les textes de ce "barde écossais du IIIe siècle" ont bouleversé l'Europe au XVIIIe et si leur véracité est discutable (ils ont été passablement adaptés par James Macpherson en 1760), leur influence est capitale, provoquant un mouvement valorisant les identités dans le courant romantique et une "celtomanie" (inspirant beaucoup Wagner pour sa Tétralogie).
Le premier accord, avec les seuls altos et violoncelles, suffit à répandre l'insondable mélancolie nordique. Parce qu'elle annonce le retour de cet accord poignant en fin d'opus, la harpe aura rarement été aussi émouvante. L'orchestre du XIXe siècle explore de nouvelles harmonies et de nouveaux modes : de nouveaux intervalles entre les notes de la gamme, démultipliant les couleurs autres que le majeur et le mineur. Précisément, ces couleurs sont ici renforcées par l'exploration de nouvelles combinaisons de timbres. Le chant éploré et lancinant des violoncelles déploie son lyrisme sur un roulement étouffé et continu de timbales. La clarinette et le basson feulent sur une nappe de cordes, elles-mêmes soulevées par les flûtes. Au cuivré des cors répond le boisé des anches, avant que les trombones n'éclatent sur les timbales. L'Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie déploie ces couleurs et accents variés malgré la direction d'une absolue raideur de Laurence Equilbey, les coudes collés aux côtes.
Laurence Equilbey (© Julien Mignot)
Échos d’Ossian est particulièrement bien choisi pour débuter ce concert. En effet, la pièce remplit pleinement un rôle d'ouverture, comme une ouverture d'opéra, en donnant les éléments orchestraux qui se retrouveront dans la seconde partie chantée : Comala. Les violents tirés d'archets sur une succession de noires dans Échos d’Ossian accompagneront les visions funèbres de Comala, le filé des flûtes portera le souffle de sa prière. Le violoncelle sera tout aussi omniprésent, l'instrument se rapprochant ô combien de la voix humaine et chantante. Échos d’Ossian mène donc à Comala, basée sur le même poète mythique et couronnée du même succès. Cette ballade associe des épisodes lyriques, dramatiques et même épiques en une heure, 12 mouvements. Comala se suicide en croyant un groupe d'esprits qui lui annonce la mort de son champion Fingal aux mains de Caracalla (fils de l’empereur romain Septime Sévère). Fingal est pourtant victorieux.
Le Chœur Accentus (© Jean-Baptiste Millot)
Point de soliste narrateur (comme ce serait le cas dans une cantate de Bach), l'histoire terrible est ici narrée par des chœurs omniprésents : ensembles chorals des guerriers, des bardes et des esprits rythment une œuvre dont les quatre derniers morceaux sont également de grands chœurs. Las, Accentus placé tout au fond de la scène rappelle qu'il est un chœur de chambre au raffinement éprouvé, mais loin des grands éclats romantiques. Jusqu'au mf, la beauté des harmonies envoûte, les murmures sylvestres fascinent, mais de tempête aucune. Cela étant, l'ensemble trouve des accents glorieux dans le chœur final porté par l'énergie montante de Gade, mais aussi car l'orchestre est alors en retrait (la faute au rare passage mal écrit par ce compositeur qui demande des mouvements virtuoses de concertiste à tout son orchestre).
Marie-Adeline Henry (© DR)
Marie-Adeline Henry nous avait époustouflés le mois dernier à Rennes dans le rôle de Micaëla (Carmen de Bizet). Impression confirmée dans le rôle-titre de Comala. La voix très assourdie et davantage encore vibrée donne à la partition des accents wagnériens. Ses consonnes chuintantes et ses fins de phrase pianissimo sont aussi alanguies que le demande la nostalgie ambiante. Marie-Adeline Henry tire même ce sentiment vers des pleurs chantés, non seulement crédibles, mais tout bonnement touchants. Elle disparaît hélas dans les graves (ce que la tessiture de Micaëla ne pouvait laisser deviner), mais c'est bien là l'unique raison qui la tient éloignée de rôles solistes de tout premier plan.
Présent dans toute la tessiture et très impliqué dès la première note, le baryton Thomas Oliemans prend la couleur du sang des ennemis qu'appelle son personne Fingal. La voix et la bouche tendue, il adoucit en retroussant les lèvres, campant à la fois un guerrier et un amoureux crédibles.
Thomas Oliemans (© Marco Borggreve)
Admirons comme il se doit le remarquable travail de préparation de ces deux interprètes, qui ne jettent que très rarement un œil sur une partition pourtant inconnue. Cela leur permet d'échanger des regards profonds et intenses, renforçant l'incarnation des personnages et la beauté poignante de ce drame. En effet, une fois ce regard échangé au tout début de la pièce, les amoureux se séparent, définitivement. Ils seront désormais seuls, chacun face aux éléments, déployant des arias de toute première qualité et particulièrement bien écrites pour les voix (partant du médium et se déployant naturellement par mouvement conjoint, avec le souffle de l'orchestre).
Catherine Trottmann (© ADAMI)
Dans le rôle de Dersagrena, les lecteurs d'Ôlyrix retrouvent leur familière Catherine Trottmann (qui nous avait notamment accordé une belle interview, avant son Tistou à Rouen et sa Tisbe pour Cenerentola à Limoges). Si assurée d'habitude, la mezzo-soprano paraît stressée et inquiète, sans doute en raison de la prononciation allemande qui lui cause des difficultés. Son personnage doit pourtant rassurer Comala par ses douces et belles chansons, un peu comme si Didon avait embauché pour confidente une Belinda danoise. Physiquement et moralement à ses côtés, Ambroisine Bré interprète dignement le rôle de Malicoma, des aigus placés surgissant avec puissance d'un médium assuré.
Le dernier mot revient à Comala, humaine, trop humaine victime de ses visions, expirant sur un ppp de clarinettes à peine effleuré par les pizzicati des cordes.