Un Lohengrin de première division conclut la saison de Saint-Étienne
Disons-le d'emblée car cela saute d'emblée aux oreilles (et durant toute la soirée), l'excellente direction d'orchestre de ce Lohengrin est le leitmotif du concert. L'auditeur n'ose rêver aux merveilles qu'accomplirait Daniel Kawka à la tête de l'Orchestre de Bayreuth. Les 80 musiciens de Saint-Étienne offrent un bouillonnant chaudron sonore, mais parfaitement articulé. Les lignes de cor remarquables de douceur, font frémir puis bouillir ce chaudron, portant un immense crescendo musical et dramatique. Les fondations harmoniques des grands accords wagnériens sont des contrebasses qui remuent les tripes, avant que les timbales ne fassent bondir les cœurs. Les appels de cuivres claironnent à merveille depuis les coulisses, l'effet de spatialisation fonctionnant d'autant mieux que les trompettes sont plus proches à Jardin qu'à Cour. La deuxième clarinette est contrainte de changer une anche grinçante au Prélude de l'Acte II, dommage, l'effet parachevait le son délicieusement lugubre d'une fosse creusée jusqu'aux enfers pour la déchéance de Telramund.
Lohengrin, interprété par un Nikolai Schukoff pieds nus (© Cyrille Cauvet)
La mise en scène décide de faire commencer l'action immédiatement. Dès la deuxième note filée du prologue, le rideau s'ouvre lentement pour montrer ce qui est traditionnellement un lointain préalable à l'opéra : la transformation de Gottfried en cygne par la sorcière Ortrud (ce qui est révélé à la fin de l'opus). Gottfried est plongé dans les grimoires, un symbole fondamental de cette mise en scène : il symbolise l'Histoire et les personnages le convoitent ou se l'arrachent des mains car qui le contrôle peut réécrire et taire la vérité. Avec de puissantes lampes plates dans les paumes de ses mains, Ortrud étrangle le jeune frère d'Elsa avant de le laisser tomber dans une trappe. Elle lui apprendra plus tard à voler, comme à un oisillon blessé, tandis que son chevalier Lohengrin arrive sur Terre.
Un rideau noir étoilé descend devant les personnages, ses lumières forment la constellation du cygne qui apporte Lohengrin. Nikolaï Schukoff apparaît au fond de la scène, en Lohengrin pieds nus (sans doute un hommage à Jonas Kaufmann) avec ses ailes peintes dans le dos de son manteau. Ce Lohengrin assume tout à fait sa figure de rédempteur christique (fils de Perceval, vivant avec le Graal), il bénit la foule et caresse le ventre d'une femme enceinte.
Laurent Alvaro et Catherine Hunold, dans le rôle des obscurs Ortrud et Telramund (© Cyrille Cauvet)
Nikolaï Schukoff réjouira les auditeurs qui apprécient qu'un ténor ait un peu de tension dans la voix, d'autant qu'elle est ici au service de l'implication et d'un chant sonnant assuré. Surtout, ce chant se marie parfaitement à l'héroïne, il pénètre à merveille la ronde voix d'Elsa, qui l'enveloppe. Au lieu d'ailes, ce chevalier au cygne déploie des aigus de plus en plus éclatants, délaissant certes l'articulation, mais offrant une puissance à la mesure du personnage et d'un grand théâtre. L'éclat vocal culmine en des aigus héroïques sur son grand air "In fernem Land" par lequel il révèle son identité sacrée et son départ inéluctable.
Elsa est la seule âme habillée de blanc dans ce monde de soldats et de femmes stricts et endeuillés. Cécile Perrin se meut avec la douceur de l'innocence accusée. Sa première phrase "Mon pauvre frère" est aussi douce qu'assurée, ses pianissimi sont parfaitement audibles (un procédé qu'elle emploie toutefois un peu trop souvent, allégeant et soulevant complètement des aigus qui mériteraient davantage, surtout qu'elle en est capable).
Un voile blanc descend pour annoncer son mariage, il remonte, puis redescend pour la célébrissime marche nuptiale (avec un magnifique effet de spatialisation tournoyante par les choristes disséminés dans la salle). Les mariés n'ont d'ailleurs pas attendu longtemps pour consommer leur union, ils sont dans un grand lit alors que résonne encore la cérémonie, se caressant, Lohengrin torse-nu et en sueur.
Cécile Perrin et Nikolai Schukoff dans le lit conjugal (© Cyrille Cauvet)
Après les héros "immaculés", le côté obscur. Frédéric de Telramund a la voix bien placée de Laurent Alvaro. Ses intentions suivent tout à fait le texte : entre la fausse douceur prétentieuse, la gloire menacée et l'honneur perdu (illustré aussi par un aigu serré et une voix qui fatigue en fin d'actes). Catherine Hunold n'a pas la noirceur vocale et dramatique de la sorcière manipulatrice Ortrud, mais elle en a toute la force dominatrice. Elle assoit littéralement Telramund pour lui rendre courage et Elsa pour instiller le doute en elle. Noyée de rouge, elle invoque Wotan en aveuglant le public de ses paumes lumineuses et d'un aigu tout aussi éblouissant. Son duo avec Elsa est un parfait miroir : la sorcière en noir du côté des armes (que son mari convoite comme son honneur acquis puis perdu par le fer), en symétrie de la femme du cygne, immaculée du côté des livres.
Cécile Perrin et Catherine Hunold, en parfaite symétrie (© Cyrille Cauvet)
Les chœurs sont particulièrement fournis avec 62 interprètes (dont un tiers d'extras). Les hommes savent être tonitruants aussi bien que remarquablement caractérisés avec des basses ancrés et des ténors adoucis. Les femmes ont de longues voix célestes.
Tout cela étant, la direction d'acteurs est clairement le point faible de cette production, se résumant à aligner les chœurs d'hommes au fond ou en avant-scène avec des gestes répétitifs ou vains, à parquer les femmes sur le côté, à poser les personnages en des places successives. Le Héraut du roi est certainement le plus mal loti, lui qui doit se pencher au-dessus de la fosse lors des appels au chevalier d'Elsa, avant de monter subitement sur la table, le menton levé et le regard au loin. Reconnaissons toutefois une idée fort pratique : les chœurs forment une mêlée entourant Lohengrin et Telramund, cachant le duel, ce qui évite le besoin de composer une chorégraphie à l'épée (et anime fort le plateau).
Le retour de Gottfried (© Cyrille Cauvet)
Gottfried revient, torse nu, susurrer aux oreilles des personnages. La fin le verra triomphant, rendu à sa qualité humaine et même élevé en monarque, couronné, noyé de lumière, portant épée, cor et grimoire. Mais la foule lui tourne déjà les talons et s'éloigne, attirée par le départ de Lohengrin pour le Graal, symbolisant la victoire du spirituel sur le temporel. Les bravi finaux visent l'ensemble des artistes : ce Lohengrin est décidément un très bon cygne pour la saison prochaine à Saint-Étienne !