Carmen charme Rennes
Cette Carmen sort tout droit d'un studio de cinéma. L'auberge de Lillas Pastia est un saloon. Les lumières ocres (signées Marco Giusti) rasant à travers des paravents de bois plongent le théâtre dans un film noir.
Carmen subit une triple cure de jouvence, débarrassée de ses clichés (mais toujours méditerranéenne), cinématographique, mais également par un retour à sa forme originelle. En effet, Carmen était d'abord un opéra-comique, alternant chanté et parlé. Rarement donnée, cette version met particulièrement en valeur l'implication théâtrale des interprètes et la direction d'acteur intense, époustouflante de Nicola Berloffa.
West Side Story à Séville, les soldats dégainent des poignards, qui s'avèrent être des peignes pour recoiffer leurs mèches grasses. Carmen dégaine aussi. Son poignard est un rouge à lèvres. Ce personnage par Julie Robard-Gendre est un superbe oxymore, attisant le désir par sa voix chaude pour mieux doucher, littéralement, les ardeurs. Les graves sonores rayonnent d'harmoniques aiguës vibrées. Ses lignes tenues misent autant sur l'intensité du mezza voce mezzo piano que sur les éclats sonores. Elle tire ses Tralalala en d'immenses langueurs indolentes, avant qu'ils ne s'envolent dans les volutes de cigarettes en des laïlaïlaï orientaux. Les trilles de sa Séguédille ont même le pouvoir magique de défaire ses liens de prisonnière.
Antoine Belanger et Julie Robar Gendre - Carmen par Nicola Berloffa (© Laurent Guizard)
Renforçant encore l'empire de Carmen, ce Don José est une faible chose, les épaules courbées par le drame. Même lorsqu'il la tient en joue, c'est Carmen qui est maître de la situation. Même lorsqu'elle s'allonge sur le dos, c'est pour mieux retourner Don José et le chevaucher d'un flamenco endiablé. Il chante la fleur jetée alangui à une poutre et s'il exécute son officier, c'est sous la pression de Carmen et des bohémiennes qui lui bandent les yeux et lui donnent sa dernière cigarette. Certains de ses aigus sont bien couverts, mais Antoine Bélanger sait également les alléger en voix de tête.
Antoine Bélanger et Marie-Adeline Henry - Carmen par Nicola Berloffa (© Laurent Guizard)
Micaëla a une voix bien plus large et ample que l'habituelle représentation en oie blanche de ce personnage offrant un contrepoint à Carmen et la rédemption à Don José (qui la refuse). Corsée, son baiser est Puccinien. Dans son air "Je dis que rien ne m'épouvante", elle rassure son personnage par un torrent vocal. Marie-Adeline Henry a déjà chanté à l'Opéra de Paris ou aux Chorégies d'Orange : ce n'est pas une surprise. Elle nous confiait qu'au vu de ses moyens vocaux croissants, cette Micaëla serait sans doute sa dernière. C'est bien dommage.
Marie-Adeline Henry - Carmen par Nicola Berloffa (© Laurent Guizard)
Le capitaine Zuniga a la voix longue et sombre d'Ugo Rabec, grave à souhait, aux quelques aigus sourds. Face à lui, les bohémiennes et contrebandiers s'appliquent à suivre au mieux la battue, laissant parfois surgir les aigus francs de la Frasquita de Marie-Bénédicte Souquet ou les graves râpeux de la Mercédès de Sophie Pondjiclis. Pierrick Boisseau est un Dancaïre haletant et le Remendado d'Olivier Hernandez est très joué.
Ugo Rabec et Julie Robard-Gendre - Carmen par Nicola Berloffa (© Laurent Guizard)
Escamillo (Régis Mengus) jette sa voix comme des banderilles, avec un accent à couper à l'épée d'estocade. Dans leur duo, il torée Don José avec les pans de son manteau, auxquels il donne autant d'amplitude qu'à son vibrato. Jean-Gabriel Saint-Martin enfin, le brigadier Moralès, est fort vibré, ténébreux de visage et de voix, montant crescendo ses lignes vers un aigu serré.
Régis Mengus - Carmen par Nicola Berloffa (© Laurent Guizard)
Sous la direction bonhomme, ronde et précise de Claude Schnitzler et après quelques tours de chauffe et cafouillages rythmiques, l'Orchestre Symphonique de Bretagne monte en régime vers des masses sonores inondant le Théâtre. Les bois tournoient à merveille, les pizzicati de cordes suspendent le temps, aux côtés des percussions qui jouent des coudes dans la fosse bien petite pour Carmen (reléguant les timbales étouffées dans la loge à jardin).
La Maîtrise de Bretagne - Carmen par Nicola Berloffa (© Laurent Guizard)
Nouvelle preuve qu'une mise en scène peut être efficace pour le drame mais aussi pour la musique, les enfants de la Maîtrise de Bretagne marchent au pas, ce qui assure un bel effet et une bonne mise en place rythmique. Ils n'oublient pas leur âge et se chamaillent ensuite, petites pestes parmi les soldats. Notons également la qualité de leur chant, juste et placé (sans air soufflé, le défaut habituel des jeunes voix). Le chœur d'hommes marche avec autant de cadence martiale, retenant les furieuses cigarières et bohémiennes, l'ensemble brillant par son implication. Les danseuses agiles et toniques marient, par-delà cette foule, le paso doble à des mouvements expressionnistes.
Le Chœur et la Maîtrise de Bretagne - Carmen par Nicola Berloffa (© Laurent Guizard)
La scène elle-même devient une salle de cinéma et les Chœurs de l’Opéra de Rennes saluent la quadrille de Corrida diffusé sur grand écran (le film Carmen réalisé en 1918 par Ernst Lubitsch, avec Pola Negri). Dans l'esprit de Cinema Paradiso, les spectateurs jettent leurs oranges sur l'écran lorsque la pellicule saute, avant de pousser des ah ! soulagés quand le film reprend.
Le film s'embrume à mesure de la fin tragique. Le voile du destin mortel envahit l'écran. La lourde porte du fond de scène enferme Don José et Carmen dans l'arène de leur drame inéluctable, prophétisé. Ce ne sont plus des paroles mais des hurlements qui font imploser le chant. Don José, fou de rage, explose ses mains sur le plancher. Carmen tambourine pour s'enfuir. Rien n'y fait.
La dimension cinématographique et le triomphe de cette Carmen, digne d'une grande Corrida, augure, aussi bien que les cartomentiennes, d'un avenir radieux pour sa diffusion sur grands écrans à travers la Bretagne, le 8 juin.