Pelléas et Mélisande par Éric Ruf au TCE : esquisses de questions sans réponses
Si le drame de Claude Debussy suscite bien des interrogations avant, pendant et après sa création en 1902, il en est de même aujourd'hui. Les personnages sculptés par la plume de Maeterlinck et réveillés par la musique du compositeur précipitent toujours autant de questions.
Aux frontières du chant et de la parole, le Pelléas et Mélisande de Debussy est une mise en musique plus que fidèle de la pièce de théâtre de Maeterlinck. Également homme de théâtre, Éric Ruf s'empare des suspensions, silences et mystères contenus dans le drame et la musique de ces deux artistes, pour en esquisser une nouvelle toile où se meut l'intériorité des personnages. Bien au-delà de la scénographie sombre et désolée qu'il livre au public, ce sont les personnalités complexes et profondément tourmentées qui sont symbolisées, oscillant sans cesse entre obscurité et lumière, entre la vie et la mort.
Patricia Petibon et Kyle Ketelsen (© Vincent Pontet)
Obscurité morbide tout d'abord évoquée par l'eau omniprésente dans les paroles comme dans l'intrigue, et rendue par un bassin au milieu de la scène. Troubles, transparentes ou stagnantes, les fontaines qui semblent sans cesse retenir Mélisande sont sans fond. Découverte par Golaud au cœur d'une forêt, elle ne veut quitter l'espace aquatique dans lequel elle a perdu sa couronne. Plus tard, c'est aussi dans l'eau qu'elle perdra l'anneau qui scelle son union avec Golaud. Mélisande semble prisonnière de ses pertes qui finiront par l'attirer vers la mort. Déjà, celle-ci est prédite par sa rencontre avec trois femmes vêtues de noir et traversant les tableaux : choix de mise en scène discret, mais renvoyant clairement aux Parques, figures grecques du destin et de la mort. La rencontre même entre Golaud et Mélisande naît dans l'obscurité, au fond d'une forêt sombre, évoquée par des lianes, pendant d'une épuisette suspendue. Déjà sonne l'incompréhension mutuelle des futurs époux dans leurs timbres de voix si contrastés : tandis que Patricia Petibon en offre une teinte fine et simple, presque dénuée de vibrato par moment, le baryton-basse Kyle Ketelsen incarne un Golaud au grain puissant et autoritaire. D'origine américaine, son interprétation est d'ailleurs résolument étonnante de par une prononciation française parfaite, jusqu'aux roulements lyriques des « r ».
Jean Teitgen et Sylvie Brunet-Grupposo (© Vincent Pontet)
Dans ce paysage désolé, celui du Royaume d'Allemonde, les personnages de Geneviève (mère de Golaud et de Pelléas), et du roi Arkel incarnent des figures archaïques, mais non hors du temps. Sylvie Brunet-Grupposo dans le rôle de Geneviève, évoque une mère présente mais discrète par sa voix grave et ronde, mais qui s’essouffle presque dans les registres les plus profonds. En Arkel, Jean Teitgen dévoile avec une aisance convaincue le caractère rude et ancien de sa voix de basse.
Patricia Petibon et Jean-Sébastien Bou (© Vincent Pontet)
Si Mélisande évoque déjà la lumière et la vie par son vêtement, tantôt immaculé, tantôt pailleté (elle est la seule à être vêtue autrement qu'en noir), ces énergies surviennent musicalement et scénographiquement au moment de sa rencontre avec Pelléas, entre vapeurs et brouillards marins. Son « Oh pourquoi partez-vous ? » d'un aigu saisissant et aérien, annonce déjà leur attrait mutuel. Le rapprochement entre les deux personnages s'accentue dans la scène de la fontaine miraculeuse, tandis que l'union entre Mélisande et Golaud semble déjà lointaine, comme le souligne la jeune femme voyant sa bague s'enfonçant dans l'eau : « elle est si loin de nous ». Sur les coups de midi, cette scène à l'instrumentation bucolique, portée par la flûte et les pizzicati vivifiants de l'orchestre, est la première à être teintée de lumière dorée. L'Orchestre National de France dirigé par Louis Langrée se fait non plus discret, mais riche, solaire même, et prépare déjà les esquisses symphoniques de La Mer qui seront composées trois ans après. Dès lors, cette lumière ne quitte plus Pelléas et Mélisande dont les voix se mêlent si bien. Parfois couvert par l'orchestre, Jean-Sébastien Bou joue l'amoureux émouvant, au timbre clair et gorgé d'inflexions passionnées lorsque ses mains et son visage se perdent dans la chevelure cuivrée de Mélisande. Cette dernière paraît du haut de la tour, dans l'encadrement de sa fenêtre, presque enflammée, comme éclairée par sa chevelure et contrastant avec la noirceur du métal alentour. La légèreté vivifiante et enfantine dont se pare parfois le personnage féminin principal trouve son pendant dans Yniold, fils de Golaud, interprété par la voix fluette et délicate de la jeune Jennifer Courcier.
Patricia Petibon et Jean-Sébastien Bou (© Vincent Pontet)
Jusque dans la scène finale, alors que Pelléas vient d'être tué par un Golaud fou de jalousie, Mélisande garde sa simplicité enfantine, étendue sur sa couche, dont les pieds baignent dans l'eau. Alors, la lumière pendue au plafond reste son dernier soupçon de vie, tout comme l'enfant qui vient de lui naître. Ses dernières paroles « J'ai pitié d'elle » lui sont dédiées, dans un souffle rauque.
Paradoxe tragique d'une mort qui croise la vie, les dernières notes de l'orchestre sont pourtant légères et pleines d'espoir, laissant un public subjugué dont les applaudissements vont crescendo jusqu'au dernier salut.
Patricia Petibon (© Vincent Pontet)