Maestro(s) Maestro(p)
Enfin, il le tient, le sommet de sa carrière, le prix et la récompense de ses efforts, sa revanche sur le monde musical, et un peu aussi sur son fils : enfin, il reçoit le coup de téléphone d'une vie, celui par lequel il est nommé/sacré Directeur musical de La Scala de Milan.
Sauf que l'assistante du Surintendant s'est trompée de "Dumar" : le poste était pour Denis Dumar, le fils, et elle a appelé François Dumar, le père. Patatras, pataquès et patin-couffin s'ensuivent mais si le spectateur sourit, c'est la soupe à la grimace sur le grand écran.
Les deux chefs ont beau être fictifs (même si leurs noms sonnent comme un clin d’œil à Dumas père et Dumas fils, et donc aux Germont de La Traviata), toute ressemblance avec des personnages ayant existé n'est toutefois pas absolument fortuite, au moins en ce qui concerne l'existence de filiations et rivalités familiales dans le monde de la musique classique.
Retrouvez prochainement sur Ôlyrix nos entretiens avec Pierre Arditi, Yvan Attal, Caroline Anglade et Bruno Chiche sur l’élaboration de ce film et l’incarnation de musiciens sur grand écran
Le quiproquo sera finalement levé et permettra enfin une confrontation puis un rapprochement entre les deux hommes. Si la scène finale de ce rapprochement (dévoilée à la fin de cet article pour préserver le suspense) restera mémorable en outrepassant toutes les bornes du vraisemblable, elle rappelle par cette invraisemblance même combien le film avait su jusque là s'appuyer sur des éléments et des événements véridiques de ce monde, souvent plus vrais que nature. Car c'est le paradoxe du film qui est aussi celui de cet univers artistique : il faut parfois aller trop loin pour rester vraisemblable. Le film sait le faire, montrant des rivalités, des folies, des dépassements physiques et sentimentaux alliés à des déferlements sonores dans de sublimes cadres. Tout cela paraîtrait excessif dans tout autre monde, mais devient ici vraisemblable, et même beau à l'écran, tout en restant loin encore de la réalité.
Autre problème toutefois, dans cet univers impitoyable a fortiori centré sur les relations entre un père et son fils, il est difficile de ménager la place pour les seconds rôles, féminins. Les femmes sont ici en retrait, aussi car le film veut conserver sa dynamique, donner sa place à la musique, le tout en 1h27. Les quatre actrices tirent néanmoins chacune à sa manière son épingle du jeu, chacune selon la spécificité de son personnage avec son expression de comédienne. Hélène qui devient Hélène Dumar (François Dumar la demandant finalement en mariage, s'en sentant enfin digne en pensant avoir obtenu ce poste prestigieux) est incarnée par Miou-Miou, dans une demi-mesure, avec retrait et tendresse. Dans ce film de tempéraments et de rivalités, elle installe la tempérance, le moderato cantabile sans lequel le presto furioso n'a plus de sens : elle calme les folies des grandeurs de son compagnon, pour d'autant mieux le ramasser d'une tendre petite cuiller quand il apprend son "humiliation", le guidant même -mais très fugacement- vers la fierté du père et le bonheur pour le fils.
Littéralement placée entre les deux Dumar (les deux venant la voir au même concert pour se féliciter de l'avoir comme premier violon à La Scala, le père s'enfonçant alors dans le ridicule), Caterina Murino est volontairement filmée sous ses plus beaux atours tandis que le son de son violon (en post-production) lui donne sa personnalité, quoiqu'elle en joue en play-back. L'actrice sait néanmoins mettre à profit ses quelques lignes parlées pour déjà faire voyager vers l'Italie avec son accent et son articulation élégante.
Les deux autres femmes du film sont celles de la vie de Dumar fils. Pascale Arbillot incarne Jeanne, son ex-femme mais toujours agente, trop stable pour rester en couple avec lui, mais aussi pour vouloir autre chose que son bien (et celui de leur fils)... et même de la compagne de Denis Dumar, Virginie incarnée par Caroline Anglade. Avec ce personnage encore, le film veut aller à la fois trop loin et pas assez. Le paradoxe que ressent dans sa chair ce personnage et sa dynamique avec le jeune maestro-génie torturé sont très intéressants mais n’ont pas le temps d’être creusés. Elle est une violoniste mal-entendante (appareillée) qui s'est battue pour faire carrière, a accompli son objectif de rejoindre un orchestre mais que Dumar fils veut pousser encore plus loin : à devenir supersoliste, et à le suivre à La Scala. Le fils, se faisant donc avec elle Pygmalion, esquisse une dynamique qui explose dans une séance bien trouvée d'enregistrement en studio (elle sait lire sur les lèvres à travers la vitre de la cabine, ce que pense vraiment son amant de son niveau), mais, dans les scènes de couple, sa volonté de profiter de la vie est réduite à une érotomanie constante.
Au bout du compte, c'est encore et toujours la relation père-fils qui boucle le film et lui donne même sa perspective grâce à une troisième génération de petit Dumar masculin : le petit-fils de François Dumar et fils de Denis, Mathieu l'adolescent (incarné par Nils Othenin-Girard tout en naturel de cet âge y compris avec ses libertés et ses gênances) qui pianote pour le plaisir autant qu'il aime se consacrer à la cuisine et qui se réjouit d'aller à Milan pour être abonné à la saison... du Calcio (championnat de football).
Le film est à la fois dans le trop et le trop peu, par-dessus tout dans les deux éléments les plus attendus et "marquants" : la direction d'orchestre et la scène finale. Le film aurait pu aller beaucoup plus loin dans l’opposition des gestiques de chefs d’orchestre, mais paradoxalement, la réalité aurait pu paraître invraisemblable même pour un film (certains chefs bien réels sautent sur leur podium tandis que d’autres dirigent du sourcil). Ici, Pierre Arditi tranche l'air d'une baguette de marbre et entraîne son personnage dans une rigueur qui pourrait correspondre à une petite partie de son caractère initial. À l'inverse, Yvan Attal se coule dans une langueur endolorie qui lui sert aussi bien à jouer du piano que l'homme triste. Leurs directions musicales influencent ainsi leur jeu d'acteur plus encore que l'inverse, ce qui a toutefois le mérite de relier ici les arts, de renforcer l'homogénéité de la prestation de chacun séparément et de renforcer les contrastes de leurs confrontations et réunions.
Pour compléter ce tableau, il faut désormais dévoiler l'incroyable fin du film (la suite et fin de cet article doit donc être conservée pour après votre visionnage du film si vous souhaitez garder la surprise).
Dumar père et fils finissent en effet par se réconcilier, ce qu’ils officialisent en co-dirigeant (en même temps) l’Orchestre de La Scala pour l'ouverture de saison, à la surprise générale. C’est là que le film sombre dans l’invraisemblable. D’abord, il paraît peu probable que le père ait pu accéder au pupitre sans même que le Surintendant ne soit au courant. Ensuite, le fameux concert d'ouverture de La Scala (qui a lieu le 7 décembre, jour de la sortie du film, hasard dont l’équipe de production n’avait pas conscience) est traditionnellement une mise en scène avec de prestigieux chanteurs d'opéra et non un concert d'extraits symphoniques.
Surtout, il serait absolument impossible à un orchestre d’être dirigé en même temps par deux chefs : cela entraînerait une désynchronisation totale de la musique. D'autant que le travail du chef se fait avant tout en amont du concert, dans les choix d’interprétation et le travail avec les musiciens. Comme le disent les dictons, il ne peut y avoir qu'un pilote dans l'avion (ou avec un co-pilote) ou encore "too many cooks spoil the broth" (trop de cuisiniers gâtent la sauce). Dans la réalité, lorsque deux chefs collaborent en même temps, l’un est forcément subordonné à l’autre. Finalement, une autre idée, folle mais réaliste, comme les personnalités du monde musical en connaissent pléthores et en ont à revendre, n’en aurait rendu le film que plus fort.
Au final, le spectateur sort marqué par la présence éloquente de la musique classique, jouée dans le film par de vrais musiciens d'orchestre (filmés puis ré-enregistrés en post-production). La musique d'un tel film n'est plus une bande-son (comment serait-ce possible en donnant ainsi une telle place à l'Ouverture des Noces de Figaro de Mozart ou au IIème mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven). La musique est un personnage à part entière, qui interagit avec les acteurs, qui nourrit leur jeu, leur personnage.
S'il y a du trop dans Maestro(s), un film sur la musique classique ne sera jamais de trop.
La possibilité d’un film sur la musique classique étant ainsi dessinée à nouveau en creux et en trop-pleins, nous vous donnons rendez-vous prochainement sur Ôlyrix pour un article examinant les enjeux et les perspectives du dialogue possible et très souhaitable entre cinéma et musique classique (et vous pouvez en attendant retrouver notre dossier Opéra & Cinéma)