Don Giovanni resacralisé par Castellucci et Currentzis à Salzbourg
Si cette union terrible et sacrée était tellement attendue et même prophétisée, et particulièrement sur cet opéra, c'est que le Don Giovanni de Mozart s'annonçait comme un terrain idéal pour le travail particulier de ces deux artistes et pour célébrer les noces explosives de leur réunion (après leurs précédentes productions ensemble, Le Sacre du Printemps et Jeanne d'Arc au bûcher, mais comme jamais). La direction musicale de l'enfant terrible Currentzis dynamitant les classiques paraît rétrospectivement comme un immense élan vers les terribles accords ouvrant la partition de Don Giovanni. Le travail de Castellucci fasciné par le sacré et crucifié par ses nombreux détracteurs comme autant de profanations trouve et en offre une illustration littérale dès le début de cette production, avant même la première note. Une église néo-classique blanche est vidée par des ouvriers de chantier : montrant littéralement une dé-sacralisation, en prélude à une re-sacralisation.
Les reliques (les objets religieux comme les reliques symboliques de tout un passé) sont évacuées méticuleusement et proprement, les objets et mobiliers religieux devenus inutiles accessoires laissent place aux nouveaux accessoires essentiels de la société contemporaine et de cette mise en scène. Dès ce geste initial, Romeo Castellucci illustre ainsi l'enjeu de l'humanité contemporaine, de ce drame, de son anti-héros (Don Giovanni évacuant toutes les règles "morales" d'une société) et son propre projet artistique re-sacralisant l'action théâtrale.
Bien évidemment, la dé-sacralisation a très souvent l'apparence du blasphème, reprenant des images sacrées dans un aspect prosaïque, voire parodique : dès le début du drame avec cette petite chèvre (race rattachée au diable chrétien, ici bien innocente) qui traverse l'église vide et déclenche sur ses traces une ligne de feu. Une trace sulfureuse qui se prolonge symboliquement tout au long de la mise en scène, jusqu'à la chute aux enfers : les images très intenses et nombreuses se suivent comme les objets qui tombent régulièrement du ciel (une voiture moderne puis un carrosse, le fauteuil roulant du Commandeur, des ballons de basket, une photocopieuse de bureau qui reproduit les innombrables conquêtes de Don Giovanni, etc.).
Le séducteur chante son envoûtant "Deh, vieni alla finestra" perché sur un escabeau en imitant le crucifié, la tombe du Commandeur a pour croix sa béquille. Mais là encore et toujours, le sens du travail de Castellucci transcende l'apparence du blasphème car il montre ainsi à la fois l'athéisme du personnage et son aspiration à s'approprier un pouvoir divin (exactement le geste du théâtre face au rite chez ce metteur en scène). Castellucci renforce d'autant ses images et son discours par l'intensité psychologique irradiante de la direction d'acteurs. Les personnages féminins sont doublés par une femme nue terrifiée, pour représenter le viol, ou assumant la part sensuelle que la morale refuse, ou enceinte et apaisée pour l'aspiration au bonheur conjugal. Les personnages masculins se hantent mutuellement. Mais tous hantent Don Giovanni : les 150 figurantes sur le plateau (ses victimes revenues le damner), comme l'enfant en culottes courtes blanches sortant d'un fauteuil vert et suivant l'homme tel un somnambule (symbole un peu forcé de l'innocence qui hante tout de même le criminel), et même un squelette qui s'accroche à sa cheville.
Castellucci construit ainsi un discours commun entre le propos de Don Giovanni et le pouvoir expressif du théâtre lyrique. Cette production questionne la désacralisation du monde et lui propose une nouvelle sacralité : celle de l'art. Don Giovanni est ici condamné à se transformer en une œuvre d'art lui-même (comme Mozart et da Ponte en ont fait un légendaire personnage d'opéra, il finit ici dans son supplice en sculpture de glaise, aussi brute que savante et moderne).
La production atteint son sommet expressif également lyrique par et pour le chef Teodor Currentzis avec ses phalanges musicAeterna, orchestre et chœur. D'emblée et tout au long du drame, les coups du destin terribles nourrissent une fougue contrastée et diabolique à tous les pupitres et dans le résultat d'ensemble : un bouillonnement infernal mais constitué d'une précision chirurgicale. La réalisation audiovisuelle ne s'y trompe pas, montrant comme rarement la direction du chef en gros plans dans la fosse. L'occasion de voir et d'entendre combien et comment cette baguette prend comme à son habitude des décisions extrêmes sur tous les paramètres sonores (attaques, nuances, timbres, tempi, etc.) qui semblent a priori hérétiques par rapport à la partition et pour tout gardien du temple mozartien, mais qui pourtant -comme pour la mise en scène- contribuent à mettre en avant le sens profond de l'ouvrage.
La puissance combinée de ces deux projets artistiques et même des noms de ces deux artistes en têtes d'affiches risquait aussi d'amoindrir la performance des interprètes (pourtant eux aussi talentueux et renommés) ou au moins leur impact à l'écran. Cette inquiétude n'est pas levée par le résultat pour certains solistes qui semblent bien moins que d'autres trouver la manière d'exprimer leurs voix dans le contexte de la production, et encore moins pour les ensembles (ces passages agissant de fait comme des moments de calme où le metteur en scène et le chef d'orchestre choisissent simultanément de mettre en pause l'intense défilé de leurs idées originales, laissant l'ensemble des interprètes dans une forme d'immobilité scénique et musicale).
Nonobstant, l'expressivité vocale traverse même les images de la production et de l'œuvre. L'histoire insiste sur la ressemblance de Don Giovanni et Leporello, Castellucci s'en saisit évidemment (la symétrie étant un élément fondamental de son esthétique), les interprètes eux-mêmes en jouent et s'en amusent en rappelant par ailleurs en interview qu'ils sont nés à 60 km l'un de l'autre. Pourtant les deux artistes composent chacun leur interprétation.
Davide Luciano équilibre les caractères du personnage de Don Giovanni et de la mise en scène avec un aigu séducteur et un médium corsé. Le timbre riche est empli de couleurs qu'il teinte à l'envi de la noirceur du personnage et de la blancheur de la production.
Leporello retourne littéralement sa veste pour servir ou maudire son maître. Vito Priante ne cherche toutefois pas à se soumettre au projet scénique : sa voix buffa bondissante et un peu grandiloquente dans l'accent correspond aux origines du personnage mais pas à cette production. Il n'en déploie pas moins ses qualités d'articulation, sa grande aisance rythmique et de projection.
Don Ottavio à l'inverse, et pourtant engoncé dans un costume pompeux (rappelant les gradés coloniaux) ou en tenue de chasseur alpin norvégien avec un caniche (sans autre forme d'explication) perce cette gangue comme il crève les ballons de basket-ball avec son couteau symbolisant d'une manière tranchée sa promesse de vengeance. Michael Spyres déploie tout le lyrisme du personnage, autant son caractère que sa voix intense. "Dalla sua pace" atteint notamment un caractère angélique (toujours lyrique) élevé par la douceur de sa voix mixte dans une lumière scénique blanche à la verticale.
Donna Anna est ici Donna Vengeance, furie antique avec son cortège de suivantes comme autant de furies sur le plateau, toutes vêtues d'un noir contrastant avec la blancheur des lieux. L'intensité de ce personnage inspire d'abord à Nadezhda Pavlova des élans vocaux intenses, saisissants mais qui bougent dans les tenues. La puissance de l'aigu est d'autant plus impressionnante que le reste de la tessiture est très en retrait, le grave presqu'absent. Toutefois, la voix croit progressivement en volume et en intensité, à la mesure que son personnage pourchasse Don Giovanni et met en garde ses victimes, jusqu'en un sommet expressif où elle arbore un masque de méduse (référence à la femme violée transformée de ce fait en monstre) dans un feu baroque -scénique et musical- à l'intensité d'Elektra.
Federica Lombardi en Donna Elvira apporte toute la continuité de son phrasé et de son timbre au plateau vocal. Son personnage sert ainsi et aussi de fil rouge à cette production (avec une touche de couleur presque apaisée dans cet univers de blancheur et à la tête des figurantes).
Anna Lucia Richter apporte la légèreté du rôle de Zerlina, mais avec l'exigence de l'ampleur vocale nécessaire à cette partie. Le timbre est bien présent même si les vocalises sont victimes de certains écarts. Son Masetto, David Steffens, réunit les qualités exigées par le personnage et la mise en scène : d'abord heureux et insouciant membre de la farandole populaire, il adopte le caractère rude du fiancé méprisé, en sachant se servir de ces contrastes pour nourrir une articulation modèle.
Enfin, Le Commandeur Mika Kares campe l'intensité scénique de son terrible personnage, a fortiori dans cette production, malgré un manque de souffle et de continuité dans ses aigus lancés.
Le public applaudit vivement l'ensemble des artistes de cette production retransmise en faux direct à travers la planète et poursuivant les célébrations du Centenaire au Festival de Salzbourg.