Rusalka captée au Théâtre de Brunswick : écologie lyrique post-industrielle
Le ciel est noir et la lune peine à paraître. Depuis la rive d’un lac asséché qui n’est plus qu’un amas d’ordures, la jeune Rusalka rêve à son amour. La nouvelle mise en scène de Dirk Schmeding, qui signe là sa seconde collaboration avec le Théâtre d'État de Braunschweig après La Passagère de Weinberg, transpose le conte de fées dans un monde tristement moderne, reste d’une société industrielle où la nature n’est plus qu’une déchèterie et où les créatures merveilleuses évoluent au milieu des immondices.
C’est ainsi que le spectateur découvre une Rusalka suffocante, étouffée sous une bâche en plastique -qui, plus tard, deviendra son voile de mariée et finalement, lui servira à étouffer son amant plutôt que de l’emporter par un baiser mortel- car le désastre écologique fait bel et bien écho au désastre de cet amour maudit qui, comme la nature, ne pourra plus jamais renaître. Le public n’en ressent d’ailleurs que plus la détresse de cette jeune héroïne rêvant de quitter ce monde mourant pour celui des hommes. Un monde aussi peu réjouissant, toutefois, plongé de même dans un ciel noir et dont la seule source de lumière est celle d’un gigantesque panneau publicitaire vantant le soleil des Tropiques et la crème à bronzer. L’heure, cependant, n’est pas au réalisme total, car Rusalka demeure un conte et, bien que le spectateur y reconnaisse les détails du monde moderne, l’espace de la scène est avant tout un lieu hors du monde où se retrouvent humains et créatures magiques, partageant la même détresse : le manque d’eau notamment, représenté par la présence de bouteilles dont le contenu est avidement consommé par les chanteurs. Enfin, le mur sombre sert de temps à autre d’écran où est notamment projetée la chasse en voiture du Prince après Rusalka qu’il prend pour une biche, et l’accident où il la percute violemment avec le véhicule -heureusement, sans dommages pour elle.
Par ce spectacle, l’étoile montante Julie Adams fait ses débuts en Europe. La jeune soprano américaine déploie pour le rôle-titre une voix riche et nuancée, malgré quelques difficultés à répartir le souffle au début de l’acte I -chanter en rampant avec une queue de poisson n’est certes pas chose aisée. La célèbre Chanson à la lune est interprétée avec émotion, bien que manquant parfois de profondeur, et c’est en fait à l’acte III que la soprano prend enfin ses marques pour livrer alors une interprétation à la fois puissante et lumineuse. L’implication physique n’est pas en reste et, une fois amputée de son handicapante queue de poisson, elle découvre l’usage de ses jambes, titube puis gambade d’un bout à l’autre de la scène en rêvant, riant et pleurant tour à tour pour s’abandonner finalement à son destin tragique.
Le jeu de Kwonsoo Jeon, qui incarne un Prince aux allures pop, n’impressionne certes pas autant, mais sa voix, elle, est convaincue : le ténor déploie un chant clair, juste et éloquent, maintenant une ligne vocale précise et sans effort, de son premier air d’amour jusqu’à la fin de l’opéra et jusqu'à la mort. Il est ainsi un partenaire vocal féerique pour la soprano, formant avec elle un duo passionné et touchant.
Jisang Ryu surprend par son interprétation : son Vodnik, affublé d’une queue de crocodile, est à la fois terriblement animal (mime saurien sur scène) mais aussi plein d’amour et de considération paternelle pour sa fille. Sa voix de basse claire et profonde exprime douleur et détresse, mais le lyrisme est parfois desservi par trop de théâtralité. Le tout est appuyé par une articulation précise qui laisse apprécier toutes les sonorités de la langue tchèque.
Ekaterina Kudryavtseva campe la Princesse étrangère aux allures d’actrice américaine, jouant de ses charmes en déployant un soprano voluptueux. Le timbre chaud et contrasté sied à ses langoureuses tentatives de séduction. Edna Prochnik est une Ježibaba hargneuse et féroce aux aigus mordants mais laissant regretter de ne pouvoir apprécier son allure plus en détail, le personnage étant la plupart du temps masqué par la pénombre du décor.
Maximilian Krummen en impose dans le rôle du Garde-forestier par son baryton chaud et aisé. Milda Tubelyté est un Marmiton à la voix fraîche et au timbre clair. Enfin, les trois nymphes, respectivement incarnées par Jelena Banković, Isabel Stüber Malagamba et Zhenyi Hou, offrent un plaisir de coordination vocale et scénique, à demi-éclairées sur cette scène obscure et adoptant une attitude quasi-bestiale, effrayante.
L’Orchestre du Staatstheater est mené avec finesse et précision par la baguette de Srba Dinić, faisant émaner le romantisme de Dvořak par une impression d’intimité et de délicatesse (de quoi regretter d'autant plus l’absence des chœurs et la version pour orchestre réduit durant la période sanitaire actuelle, mais aussi la coupe de certains airs, notamment les passages entre Vodnik et le trio des nymphes du troisième acte).
C’est finalement sous le lac que se joue le dénouement de l’opéra. L’eau, si rare dans ce monde, absente du lit des rivières et consommée avec frénésie par les personnages, apparaît soudain abondante et pourtant, là aussi, sans lumière, quasiment morte. L’écran géant qui tapisse le mur dévoile un obscur fond sous-marin, qui renvoie peut-être à l’ouverture de l’opéra où, là aussi, une vidéo montrant la création de la vie aquatique était projetée. L’eau, essence vitale de l’homme, est cependant ici aussi synonyme de mort et, bien que l’amour y renaisse une dernière fois, elle finit par tout engloutir, y compris Rusalka qui disparaît finalement dans ses profondeurs, tandis que retentissent les dernières notes et que le rideau tombe.