Narcisse, opéra déconnexion
Triste ironie du sort, cet opéra créé en novembre 2019 au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines pour dénoncer les travers et dangers d'une société ultra-connectée ne peut être repris en cette période où la culture ne (sur)vit qu'en ligne et en streaming. Dans un destin digne d'une tragédie grecque (et de celle de Narcisse), cet opus ne survit même pas dans le reflet de nos écrans de télévision et d'ordinateurs. Il ne peut même pas être représenté dans les collèges et les lycées (public ultra-connecté auquel il devait pourtant apporter une illustration artistique prônant la déconnexion). Le confinement avec fermeture de la culture ne cesse donc de déconnecter tous les publics de l'art vivant.
Si l'intrigue de cet opéra composé par Joséphine Stephenson sur un texte et dans une mise en scène de Marion Pellissier est aussi actuel qu'immédiatement intelligible, c'est certes car elle est racontée d'une manière très simple et directe, au premier degré. L'histoire est un conte moralisateur avec des caractères tranchés (volontiers caricaturaux) et des animations multi-média attrayantes (signées Nicolas Doremus & Jason Razoux). Le parcours des héros modernes (dont le haut fait consistera à se désinscrire des réseaux sociaux) commence dans une société Orwellienne 2.0 (où les utilisateurs doivent accepter de partager toutes leurs données, d'être filmés en direct avec retransmission en ligne sans pouvoir s'y opposer) et finit par des images de bonheur dans les prés et dans les champs. Toutefois le personnage principal (sur)nommé Narcisse a beau être caricatural, il n'atteint hélas même pas le niveau d'égocentrisme et de ridicule désormais monnaie courante sur internet. Surtout, les relations avec son amoureuse Chloé, malmenées par la distance, le virtuel et les égocentrismes sont tout à fait pertinentes et vraisemblables : prônant un message important et auquel le spectateur peut s'identifier (si jamais l'accès à ce spectacle lui est rendu un jour).
La construction scénographique d'Anne-Sophie Grac réunit l'avantage de pouvoir être potentiellement transportée dans les écoles et les lycées avec un travail signifiant et visuel. Une case aux parois de toile blanche installée au milieu du plateau permet de projeter des vidéos sur ses murs tout en gérant le niveau de transparence laissant plus ou moins voir l'intérieur de ce cube (à l'image de son intimité progressivement dévoilée en vidéo sur les réseaux sociaux). Cela permet de nombreux effets de dédoublements entre l'interprète enfermé dans le cube (comme dans un studio d'enregistrement ou métaphoriquement dans sa réputation sociale) et en même temps son aler-ego virtuel qui s'anime sur les parois. La schizophrénie de nos identités réelles et virtuelles est exacerbée par des effets lumineux (Jason Razoux) et sonores (Jonathan Lefèvre-Reich), et elle éclate enfin lorsque Chloé rejoint Narcisse. Le reste du plateau n'est parsemé que de pots de bonbons et d'ours en peluche, rappelant l'innocence perdue et retrouvée.
La musique instrumentale contribue pleinement à l'intérêt du propos, alors qu'elle n'est interprétée que par deux musiciens (mais multi-talentueux : Emmanuel Olivier combinant mélodies, harmonies et effets sonores sur son clavier numérique, Juliette Herbet jouant aussi bien de la clarinette, du saxophone que de la contrebasse). La musique devient ainsi aussi bien (et souvent en même temps) bande-son ou musique d'attente entre deux séances de streaming, parodie de comédie musicale et de chansons Pop Stars, un mariage entre David Guetta et des mélodies inspirées de Poulenc ou Debussy.
Le chant est lui aussi en 2.0, associant la parole à la mélodicité. Benoit Rameau parcourt les registres (aussi bien de la tessiture du ténor, et davantage, du grave à l'aigu, que les sentiments du narcissisme et de la poésie) avec une maîtrise de sa voix comme de son apprentissage infaillible pour cette partition originale. Le timbre pincé, nasal, contribue à la précision vocale même s'il amoindrit l'épaisseur du timbre et se voit amoindrit par un phrasé en soufflets (crescendo/decrescendo). Il en va de même pour les aigus sculptés de la soprano Apolline Raï-Westphal mais qu'elle appuie sur un médium sûr et ample (trop même, pour ces voix amplifiées par microphones), comme l'éloquence de son phrasé et de sa prononciation.
Même si cette reprise accueillie à La Scala de Paris à huis clos ne permet pas encore une reprise publique, et n'est applaudie (chaleureusement) que par une poignée de professionnels invités, Narcisse, Dieu perdu pour avoir trop passionnément regardé son propre reflet offre ainsi une très précieuse mise en garde à nos jeunes (et moins jeunes) générations comme à la culture sur écran et plus généralement à la société "connectée" (à l'image de la série Black Mirror dont cet opéra reprend des codes et mécanismes, notamment l'épisode 2 15 millions de mérites et l'épisode 10 Tais-toi et danse).