La Voix humaine par Barbara Hannigan, confinée mais pas tue
Comme il existe et demeure la tradition musicale historique du maestro al cembalo (désignant littéralement celui qui dirige du clavecin, tradition qu'entretiennent de nos jours des artistes tels que Leonardo García Alarcon), comme se poursuit la grande tradition des chefs de chant qui dirigent du piano (et peuvent ainsi, encore de nos jours, sauver des spectacles atteints par le Covid), comme nombre de compositeurs dirigeaient en jouant, comme l'Allemagne nous a légué -et continue d'entretenir- une école de Konzertmeister où le premier violon est chef d'orchestre, comme Dijon accueille d'ailleurs un fameux orchestre sans chef nommé Les Dissonances, etc. À l'image de toutes ces traditions et pratiques entretenant un lien particulier entre le chef et l'ensemble musical, il faudrait entériner le terme et statut contemporain de maestra alla voce, pour Barbara Hannigan.
L'artiste chante et dirige à la fois, elle chante comme elle dirige et réciproquement, avec l'aisance et l'alliance de l'expressivité et de l'instinct naturel (car très travaillé). Les gestes de la direction musicale à destination de l'orchestre nourrissent les gestes vocaux de la soprano, et réciproquement l'expressivité vocale inspire les mouvements de direction.
En cela et comme à chacune de ses performances, l'interprétation-direction d'Hannigan est non seulement spectaculaire, mais un véritable spectacle. A fortiori ici où les gestes sont captés par un dispositif de caméra entourant l'artiste, et servant de matière première à une vidéo en noir et blanc diffusée sur un grand écran devant elle (travaillée comme le son en temps réel par une équipe technique avec manettes, ordinateur, tablette numérique). Dans cette création audio-visuelle, les différentes caméras entremêlent l'image de l'héroïne, en fondus et surimpressions, contre-plongées et effets miroir, lui donnant six bras comme Shiva (comme aussi la multiplication des outils expressifs qu'elle emploie et déploie pour faire naître et vivre la musique), zoomant sur sa bouche seule, passant du flou au net et de nouveau au flou : suivant en somme le parcours du personnage dont il est question dans La Voix humaine, cette grande pièce soliste de la confusion des sentiments et de leur tragique clarification.
Les gestes sont ainsi pensés par la musique, pour l'orchestre et avec les caméras mais aussi dans le drame : ces coups tranchant ("de Karaté" comme les décrit elle-même Barbara Hannigan) ou ces coups de poings "en slow-motion" prolongent les souffrances du personnage amoureux, de cette voix humaine : pour l'œil et pour l'oreille, à perte de vue et d'ouïe. L'artiste joint ainsi, encore et toujours, le geste à la parole musicale. Elle colle les doigts devant sa bouche pour murmurer "si, si" ténu comme son espoir, avant de déployer d'immenses élans, grands comme son malheur. Certains mouvements toutefois ne s'accordent pas avec la musique car ils s'inscrivent dans une série chorégraphique clichée (faisant immanquablement penser au début de la Macarena puis à l'envol de Wonder Woman, ce qui est certes un clin d'œil légitime aux nombreux pouvoirs de cette artiste).
Mais même cette candeur vient servir l'expressivité vocale de l'interprète. Son chant est intense et pas seulement en raison de gestes intenses mais dès les plus faibles nuances, grâce à la justesse du placement, qui soutient un phrasé vocal constamment audible par l'orchestre, autant que les gestes sont clairs. Cette intensité des plus faibles nuances compense d'ailleurs le fait que la voix ait tendance à alterner en volume et projection en cours de phrase. La voix pourtant constamment expressive, elle qui tombe "comme une masse" comme dit le texte, mais sur un appui lyrique. La voix profonde, sombre et à la fébrilité (aussi vécue que feinte) attendant l'arrivée du docteur à 4 heure du matin comme dans cette histoire : la voix s'inspire du texte de l'œuvre comme explique ses intentions à l'orchestre.
L'artiste utilise en effet doublement sa voix pour diriger l'Orchestre Philharmonique de Radio France : en chantant pendant l'interprétation mais aussi par des indications entre deux séquences travaillées : elle s'appuie alors sur le sens du texte qu'elle connaît intimement (utilisant les mots de Cocteau comme des indications musicales pour Poulenc). Elle choisit aussi des métaphores savoureuses pour diversifier la palette sonore de l'orchestre, l'élever au niveau de la richesse de la partition, leur demandant de jouer comme dans une "télénovela voluptueuse" ou sans transition comme une "marche funèbre".
Cette répétition de travail qui aurait due être ouverte au public s'offre ainsi déjà comme un résultat abouti pour ce processus de création (qui sera donné le 6 janvier à Radio France et retransmis sur les ondes le 30 avec également un projet de captation vidéo). D'autant que le contenu de cette œuvre (ce monologue au téléphone de Cocteau et Poulenc) décrit avec une telle acuité les enjeux de la communication à distance, qu'elle semble avoir prédit jusqu'aux visioconférences du confinement avec leurs problèmes techniques (comme le montrent ces extraits choisis) :
"Allô! c'est toi? ............... c'est toi? Oui ....... J'entends très mal ................... tu es très loin, très loin...................... Allô! ...................."
puis
"Allô… et comment ça ?… Pourtant je parle très fort… Et là, tu m’entends ?… Je dis : Et là, tu m’entends ?… C’est drôle parce que moi je t’entends comme si tu étais dans la chambre… Allô !… allô !… Allons, bon ! Maintenant c’est moi qui ne t’entends plus… Si, mais très loin, très loin… Toi, tu m’entends… C’est chacun son tour… Non, très bien… J’entends même mieux que tout à l’heure, mais ton appareil résonne…"
avec même une intruse qui s'immisce dans la conversation
"Allô, allô, allô ............ Mais non, madame, nous sommes plusieurs sur la ligne, raccrochez"
ou encore :
"J'ai fait des courses. Je suis rentrée à la maison."