L’opéra au sein des très riches heures de la télévision française
Durant la douloureuse période de confinement du printemps dernier, puis en ce début de reconfinement lié au Covid-19, l’offre de spectacles en streaming n’a cessé de se renforcer. De son côté, la télévision avec ses multiples offres de programmes et l’abondance de ses chaînes a occupé durant ces derniers mois une place encore plus prépondérante qu’à l’habitude au sein des foyers français. Il faut savoir que depuis ses origines, la télévision française a accumulé d’innombrables archives heureusement préservées par l’INA. Le site Madelen ouvert l’an dernier par cette institution propose désormais une plongée fantastique au sein d’une part de cette riche documentation. Toutes les thématiques s’avèrent traitées sous forme de collection, des séries légendaires aux fictions les plus célèbres, des documentaires aux débats politiques, des émissions cultes aux spectacles et concerts. Il fut effectivement un temps où une seule chaîne de télévision existait, ce exclusivement en noir et blanc : la couleur apparaitra sur les postes de TV en 1967 en premier lieu sur la seconde chaîne ouverte en 1964.
Durant ces 15 premières années d’existence, la retransmission en direct, souvent en public depuis différents théâtres parisiens, y était souvent de mise avec ses aléas, ses surprises et ses indéniables réussites. De fait, au sein du site Madelen, tous les arts se trouvent représentés et répertoriés, de la chanson au music-hall, à la danse sous toutes ses formes, au théâtre public ou privé. La musique classique et l’art lyrique représentent une part non négligeable du catalogue disponible à ce jour, sachant que l’offre se veut évolutive et se trouve régulièrement enrichie. Bien entendu, la qualité technique demeure quelquefois assez relative vu l’ancienneté du matériel, ce malgré les constants travaux d’amélioration accomplis par l’INA.
Le point d’orgue des archives au niveau de l’art lyrique se situe bien entendu avec la retransmission en direct et en Eurovision depuis l’Opéra de Paris de la fameuse Grande Nuit de l’Opéra de 1958 pour les débuts in-loco de Maria Callas, document déjà bien connu par tous les admirateurs de la cantatrice. Plus rare et provenant de l’émission 5 Colonnes à la Une du 5 juin 1959, il est possible de visionner l’acte du Nil d’Aïda de Verdi depuis le Palais Garnier, dans une présentation de Pierre Tchernia, avec une Renata Tebaldi resplendissante dans le rôle-titre, Rita Gorr (Amnéris), Dimitar Ouzounov (Radamès) et René Bianco (Amonasro).
La série Les Grands Maîtres de la Musique animée dans les années 60 par Claude Rostand (44 émissions accessibles) renferme de nombreuses pépites musicales. Pour exemple, cette émission consacrée à Hector Berlioz avec Régine Crespin impériale et au fait de ses moyens vocaux en 1966 dans La Damnation de Faust, "Le Spectre de la Rose" extrait des Nuits d’été, Didon des Troyens à Carthage, accompagnée par l’Orchestre de l’ORTF dirigé par Jean-Claude Hartemann.
Mais aussi et entre autres, l’émission consacrée à Francis Poulenc avec un Gabriel Bacquier tout en gourmandise dans ce répertoire mélodique qui lui sied comme à nul autre ou celle fascinante dédiée aux Madrigalistes anglais avec le Deller Consort et Alfred Deller en personne. Une autre série, Prestige de la Musique, créée et animée par l’infatigable Jean Fontaine depuis la Salle Pleyel (43 émissions télévisées de 1963 à 1971), met très souvent la voix au cœur de sa programmation. Ainsi, il est possible de découvrir le tout jeune Placido Domingo lors de sa première prestation parisienne dans Lucia di Lammermoor en janvier 1969, Montserrat Caballé pour la première fois à Paris pour un récital proprement irrésistible en octobre 1966, un an après son triomphe new-yorkais (extrait des Goyescas de Granados et de Roberto Devereux, scène finale du Pirate de Bellini), Teresa Berganza (Mozart, Rossini) dirigée par le légendaire Eugen Jochum, Luciano Pavarotti et Mirella Freni sous la baguette de Nello Santi en 1965 (Turandot, La Bohème), Rita Streich, Irmgard Seefried ou Elisabeth Schwarzkopf s’essayant à Desdémone d’Otello de Verdi.
Des extraits de Parsifal avec Wolfgang Windgassen et de Lohengrin de Richard Wagner -avec notamment Ernest Blanc en Telramund-, apparaissent par ailleurs disponibles. Cinq opéras captés aux temps anciens du Festival d’Aix-en-Provence sont accessibles, dont Le Monde de la lune de Joseph Haydn de 1959 dirigé par Carlo Maria Giulini avec Luigi Alva, Idoménée de Mozart avec la grande Teresa Stich-Randall, Le Couronnement de Poppée de Monteverdi avec entourant le couple Néron/Poppée formé par Robert Massard et Jane Rhodes, Rolando Panerai, Teresa Berganza et Jane Berbié.
La télévision enregistrait aussi en studio certains ouvrages du répertoire, comme La Damnation de Faust dirigée par Pierre Dervaux et réunissant Jane Rhodes, Guy Chauvet et Gérard Serkoyan. La collection Airs de France se consacre elle avec 49 entrées possibles à l’opéra-comique, l’opérette et la comédie musicale du XXème siècle. Entre les ouvrages célèbres comme Véronique de Messager avec Jacques Jansen, Mozart de Sacha Guitry et Reynaldo Hahn avec Geori Boué, Les Mousquetaires au couvent avec la délicieuse Nicole Broissin, des titres moins courant se glissent : Le Petit Faust d’Hervé, Fragonard de Gabriel Pierné ou Hans, le joueur de flûte de Louis Ganne. Une Mireille partielle se dégage dans une belle distribution réunissant Geori Boué, Simone Couderc, Michel Cadiou et Gabriel Bacquier, le tout sous la baguette d’Henri Büsser placé à la tête de l’Orchestre Lyrique de l’ORTF.
Il est possible de retrouver au sein de toutes ces captations de nombreux artistes lyriques français de l’époque, grands habitués de ce répertoire, notamment pour la radio, encore plus présente que la télévision sur ce segment spécifique. En remontant plus encore dans le temps, l’émission en direct et en public d’Henri Spade La Joie de Vivre fit les beaux soirs de la première chaîne au milieu des années 50 (21 entrées). Une personnalité du monde du spectacle, interviewée par Henri Spade et Jacqueline Joubert, la première speakerine du petit écran, retraçait sa carrière entourée de nombreux invités choisis par elle. L’émission consacrée à Janine Micheau est ainsi presque exclusivement consacrée à la voix. La soprano toulousaine y interprète la Valse de Juliette de Gounod, l’Air du Cours la Reine de la Manon de Massenet de façon exceptionnelle. À ses côtés, des partenaires de scène comme le baryton Jacques Jansen (La Rose de Monsieur Beaucaire), les ténors Raoul Jobin, Luis Mariano qu’elle a contribué à découvrir et surtout Nicolaï Gedda, totalement enivrant dans une mélodie russe. La soirée dédiée à Serge Lifar s’intéresse en majorité à la danse avec les Étoiles de l’Opéra de Paris, Yvette Chauviré en tête, sans pour autant omettre le chant ! José Luccioni revêt les habits du Sigurd d’Ernest Reyer, Geori Boué ceux de Thaïs pour un air du miroir d’une rare facilité, Denise Scharley ceux de Dalila où sa voix de mezzo intensément dramatique excelle.
Nicolaï Gedda dans un français idéal livre une royale interprétation de l’air d’Huon d’Oberon de Weber tiré du deuxième acte de l’ouvrage qu’il avait créé sur la scène du Palais Garnier en février 1954.
Pour rire et sourire, il convient de noter l’intervention irrésistible de Robert Hirsch au sein de La Joie de Vivre de Gina Lollobrigida (ils tournaient alors ensemble Notre Dame de Paris, le film de Julien Duvivier). Transformé en chanteuse wagnérienne envahissante et plus vraie que nature, Robert Hirsch ose aborder notamment la mélodie contemporaine. Un must ! Ou le duo comique et chantant, Charpini et Brancato dans leur réinterprétation très personnelle du duo final de Carmen ou avec la soprano Marina Hotine pour le duo Clairette/Melle Lange de La Fille de Madame Angot.
Pour conclure cet article qui ne se veut pas exhaustif sur le sujet -il convient de préserver le plaisir de la découverte-, il se doit d’évoquer les soirées désorganisées mais si populaires de Jean Nohain Trente-six chandelles retransmises à partir de 1953 (25 entrées). Le célèbre animateur parvenait à réunir dans un mélange toujours improbable tous les artistes importants de l’époque. S’agissant de la voix et au hasard des émissions, il est possible de réécouter Mado Robin, la voix la plus haute du monde, invitée presque permanente tant sa popularité était alors grande, mais aussi Suzanne Sarroca, la piquante Suzy Delair ou la spectaculaire Yma Sumac, la Castafiore Inca aux multiples octaves.