Les Lettres portugaises à São Paulo ou la tragédie de l’absence
Les conséquences de la pandémie du Covid-19 sont, au Brésil, particulièrement lourdes : 120.000 morts, pour un total de 3.800.000 de personnes infectées, sont à déplorer jusqu’à présent. Dans ce contexte inédit, la création mondiale des Lettres portugaises à São Paulo prend des accents inespérés, et même troublants : à l’absence d’êtres chers disparus pour raison sanitaire correspond, dans le spectacle, le silence du chevalier français dont Mariana Alcoforado attend un retour qui ne sera jamais satisfait (la trame se résumant à l’histoire de cette attente sourde), et l’isolement de cette religieuse dans son couvent est aussi un curieux écho d0u confinement qui est encore d'actualité pour les habitants de l’État de São Paulo, le plus sévèrement touché au Brésil.
Les Lettres portugaises sont un « monodrame ». La création mondiale de l'œuvre résulte d’une commande conjointe, pour leur saison 2020, de l’Orchestre symphonique de l’État de São Paulo et de l’Orchestre de la Fondation Gulbenkian, à Lisbonne. Le livret, signé également de João Guilherme Ripper, évoque, comme dans l’œuvre originale, une descente dans les amertumes, entre atermoiements, nostalgie et remords, liées à l’abandon et l’infidélité de l’être aimé. Mais il s’en écarte aussi sous certains aspects : on y trouve ainsi des références liturgiques (comme le chant grégorien « Veni Sancte Spiritus ») mais aussi poétiques, un air évoquant l’enfance de Mariana intègre un poème tiré des Églogues de Rodrigues Lobo (1580-1622). Sur le plan musical, la partition est volontiers descriptive, parfois même imitative (comme l’arrivée supposée de militaires). Mais c’est surtout une expérience sensorielle, une atmosphère sonore de clair-obscur qui caractérise sa complexité esthétique et sa beauté narrative, renvoyant à l’époque baroque de la fable et du personnage de Mariana Alcoforado (1640-1723) et au contexte musical contemporain de la publication de l’œuvre de Guilleragues. En l’espace d’à peine 36 minutes (cette densité dramatique et musicale rappelle la fulgurance et la brièveté des cinq lettres formant le roman épistolaire d’origine), un lyrisme exacerbé, qui ne verse jamais dans le mélodrame, profite à une partition qui joue sur les soubresauts de l’âme et les désillusions de la protagoniste, entre tensions et espérances déçues. La musique, de façon subtile, semble ainsi tantôt accompagner les plaintes de Mariana, tantôt évoquer des réponses abstraites à ces interrogations.
Il faut mettre au crédit du Maestro Roberto Tibiriçá une direction d’orchestre fine et précise, très attentive aux volumes, aux contrastes de la partition, et au juste équilibre entre ce puissant orchestre et la voix de la soliste. Il gère à merveille l’acoustique d’une salle immense (c’est une ancienne gare qui a une jauge de 1500 places) ayant la particularité, du point de vue de la réfraction du son, d’être vide. Le Symphonique de São Paulo, « chauffé » par l’exécution millimétrique, à la fois soignée et nuancée, de la Symphonie Linz (n°36) de Mozart en première partie de programme, répond à toutes ses injonctions avec un plaisir palpable de se retrouver en scène, en dépit du dispositif exemplaire imposé par les circonstances : Roberto Tibiriçá salue du coude son Premier violon, le chef et ses exécutants respectent les distanciations préventives et portent un masque (cordes, percussions), tandis que des paravents de Plexiglas séparent les musiciens soufflant dans leurs instruments à vent.
Le metteur en scène Jorge Takla et son complice scénographe Nicolás Boni (tous deux remarqués dans Rigoletto au Teatro Colón de Buenos Aires) n’avaient pas non plus la tâche aisée dans cet endroit réservé à la musique symphonique. Le caractère minimaliste du dispositif scénique permet de pénétrer dans l’intimité émotionnelle de Mariana. Devant l’orchestre, deux carrés sont symétriquement disposés : à droite, un décor bucolique et champêtre miniature, dont un couvent en maquette, occupe cet espace référentiel de la vie recluse de la religieuse. À gauche, le sol de la seconde estrade prend les allures d’un lit épistolaire. Il est rempli de papiers jonchés suggérant les lettres de Mariana restées sans réponse et dans lesquelles celle-ci, couchée, se roule et se désespère, de façon très esthétique, de désir. À ses côtés, une veste militaire d’époque repose sur un valet de nuit, ce mannequin symbolisant l’absence physique du beau chevalier mais aussi son omniprésence dans l’esprit et le cœur de cette maîtresse délaissée. Au-dessus de la scène, sur les gradins supérieurs derrière l’orchestre, sont enfin disposées trois sœurs immobiles revêtues de blanc, voilées, à bonne distance l’une de l’autre, qui forment un chœur. Les sopranos Raquel Paulin, Érika Muniz et Luisa Willert sont comme des apparitions fantomatiques, des projections de la conscience de Mariana. La prière à quatre voix qu’elles entonnent, avec cette dernière (« Deus, vinde em meu auxílio! », Dieu, venez à mon aide !), est emprunte de gravité et d’une religiosité céleste.
Dans le rôle de Mariana, se retrouve avec plaisir la soprano Camila Titinger, déjà entendue à São Paulo dans La Veuve joyeuse. Le jeu théâtral est investi avec minutie à travers la restriction de l’espace scénique exprimant le sentiment double de la claustration et de la frustration, même si le spectateur pouvait (peut-être) s’attendre à un personnage ponctuellement plus larmoyant. La voix est haute et claire, limpide et fraîche comme de l’eau bénite, tandis que la force des projections impressionne. Le Cantique « Beija-me com os beijos de tua boca! » (« Embrasse-moi des baisers de ta bouche ! ») atteste d'aigus lumineux et soutenus avec aisance. La diction, ouverte et appuyée, est fort compréhensible pour un public lusophone, y compris lorsque Camila Titinger chante dans des positions peu confortables, couchée sur son sommier de lettres manuscrites. Son « Adeus! » final, dernier mot chanté effilé comme la lame du poignard de cette tragédie de l’absence, est à prendre au sens propre de « À-Dieu » : l'impressionnant saut d’octaves jusqu'au do⁶ développé entre les deux syllabes résonne avec une intensité dramatique peu commune, bras en croix.
La retransmission du spectacle est techniquement au point : lumières, mouvements de caméra et cadrages (le gros plan en plongée sur les scènes d’écriture des lettres de Mariana) sont en accord avec la proposition du metteur en scène. L’homogénéité et l'équilibre du son, enfin, soulignent la performance, à revoir ci-dessous :