Faust de Gounod, version d'origine : le jeu des 7 différences
Le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française basé à Venise œuvre depuis 10 ans à la redécouverte et au rayonnement international du patrimoine musical français du grand XIXe siècle (1780-1920). Cette institution mène ses projets de bout en bout, depuis la recherche scientifique dans les manuscrits et documents (permettant en l’occurrence de revenir à un Faust originel), jusqu'à la publication de disques (qui permet d'apprécier l'enregistrement intégral tout en lisant le livret et le synopsis en français, traduits en anglais, tout comme les explications et contextualisations du Directeur scientifique Alexandre Dratwicki et d'autres auteurs) en passant par la programmation de riches saisons de concerts (retrouvez ainsi notre compte-rendu de ce Faust originel de Gounod, donné au Théâtre des Champs-Élysées le 14 juin 2018).
Ressusciter, remettre à l'affiche des opus oubliés : le projet est aussi complexe à mener qu'évident à comprendre lorsqu'il s'agit de proposer au public des raretés absolues telles que Le Tribut de Zamora de Charles Gounod, La Reine de Chypre de Jacques-Fromental Halévy, Dante de Godard ou encore Proserpine de Saint-Saëns, mais comment le projet peut-il être original en s'intéressant à l'un des opus les plus célèbres et les plus souvent représentés -non seulement du répertoire lyrique français mais même mondial ? Faust de Gounod rivalise en effet, de longues décennies durant, avec La Traviata de Verdi, La Bohème de Puccini ou Carmen de Bizet en nombre de représentations. Or, comme Carmen, Faust a connu deux versions principales : les textes parlés de la première (la version d'origine à laquelle revient ici le Centre de musique romantique) ont ensuite été adaptés en musique.
Nous vous proposons donc de jouer aux 7 différences entre la version d'origine créée en 1859 -remise à l'affiche par le Palazzetto Bru Zane pour le bicentenaire du compositeur- et la version ultérieure, qui continue de fleurir sur les scènes lyriques. Les exemples d'œuvres évoluant au fil des années sont loin d'être rares à l'opéra au XIXe siècle, les compositeurs adaptant, retravaillant, corrigeant, "améliorant" leurs opus selon les interprètes, les lieux, les publics. Les changements effectués par Gounod sur son Faust reposent donc sur une série de circonstances, dépendent d'enjeux et visent à des objectifs que nous vous présentons dans un premier temps. La présentation de ces différences de fabrication et de destins entre les deux versions de l'oeuvre nous permettra de comprendre tous les enjeux de la dernière série de différences : les changements effectués dans la partition présentés en vis-à-vis.
1. Succès d'estime contre Triomphe absolu
L'opéra du compositeur Charles Gounod et du duo de librettistes Jules Barbier & Michel Carré, d'après le mythe européen Faust et les textes de Goethe est créé au Théâtre-Lyrique à Paris le 19 mars 1859. L'œuvre y rencontre une bonne réception dans sa première version, mais le succès est bien moins immédiat que pour Roméo et Juliette en 1867 (des mêmes auteurs et compositeur), infiniment moindre surtout que la seconde version de Faust qui sera un triomphe mondial durable.
Gounod sera ainsi porté en triomphes, mais seulement une fois qu'il aura changé son opus, pour qu'il soit chanté de bout en bout. Ce deuxième Faust (avec récitatif et sans dialogues parlés) conquiert d'abord Strasbourg en 1860, puis l'Allemagne dès 1861. La Belgique aurait dû inaugurer les créations internationales, mais une lutte s'y engage précisément sur la question de la prééminence entre les deux versions : dégénérant en conflit entre les artistes d'opéra-comique qui veulent proposer l'opus avec dialogues et ceux de l'opéra qui veulent entièrement le chanter. Ces derniers gagnent la partie dans un premier temps mais les deux versions alterneront ensuite toute la décennie durant. Faust se met à l'italien pour être joué en Italie mais aussi en Angleterre, avant d'y être traduit dans la langue de Shakespeare. C'est d'ailleurs pour Londres, en 1863 que Gounod compose le désormais célèbre air de Valentin "Avant de quitter ces lieux", qui sera traduit en français. Gounod peut alors, enfin, prendre sa revanche sur l'Opéra de Paris. La première institution lyrique nationale qui avait initialement refusé le projet, l'accueille pour la première fois en 1869, salle Le Peletier, puis pas moins de 2.358 fois dans son Palais Garnier.
2. Opéra-comique contre Opéra lyrique
La première version du Faust de Gounod alterne parties chantées et jouées pour convenir à son lieu de création, le Théâtre-Lyrique (comme son nom l'indique, cette scène met en avant l'art dramatique aux côtés de l'art musical, ce lieu fut même fondé en 1847 pour qu'Alexandre Dumas puisse y donner ses romans en version théâtrale). Mais dès 1860, pour que Faust convienne aux salles d'opéra à travers la France et à travers le monde, Gounod produit une seconde version intégralement chantée : les passages parlés et en mélodrame (paroles sur de la musique) sont recomposés (parfois coupés, parfois ajoutés comme nous le verrons dans notre septième et dernière différence) pour devenir des récitatifs (paroles chantées).
Le choix de conserver ou non des dialogues parlés est capital pour définir l'œuvre et la rattacher à des genres différents, avec chacun leur histoire, leurs lieux, leurs publics et interprètes. Les opus avec dialogues parlés appartiennent aux genres de l'opéra-comique (qui se jouent justement dans la Salle de l'Opéra Comique ou bien, donc, au Théâtre Lyrique). Faust, comme Carmen de Bizet ou encore Manon de Massenet (ces deux derniers ayant été créés à l'Opéra Comique), appartiennent tous au genre de l'opéra-comique alors qu'ils sont des drames terribles, rappelant ainsi bien que ce genre ne désigne nullement un caractère amusant ou drôle de l'œuvre, mais simplement l'alternance de chanté et de parlé (où l'on joue la comédie).
3. Des typologies vocales différentes
Si "opéra-comique" ne signifie pas systématiquement comédie amusante, la forme qui consiste à insérer des dialogues parlés change le caractère de l'opus et de ses personnages, mais aussi de leurs voix. Le personnage de Wagner (ami de Siebel et Valentin, le frère de Marguerite) prend une tout autre épaisseur dans la version avec dialogues parlés, commentant avec esprit sa situation et le rapport à la spiritualité. Dame Marthe est bien davantage une cocasse voisine de Marguerite (elle évoluera ensuite vocalement, par un impressionnant glissement pour coller à ce caractère : initialement conçue comme soprano, elle passe mezzo, avant de devenir contralto dans la seconde version de l'opus et ses reprises). Méphistophélès (le diable incarné) peut par le théâtre étaler davantage son caractère sarcastique, son ironie diabolique, rendant d'autant plus crédible sa séduction manipulatrice et sa ductilité (qu'il passe du parlé au récité, au mélodramatique, au chanté, lyrique, profond).
Les chanteurs doivent en effet être plus souples dans l'articulation et savoir passer du parlé au chanté avec la même intensité. Ces voix suivent une grande tradition, une classification vocale même : celles du "demi-caractère" qui fait florès à l'époque des opus d'Adam ou Auber (compositeurs parfaitement dans le projet "Bru Zanien"). Le demi-caractère est souvent en fait un double caractère : il doit réunir les styles de chant associés aux opéras-comiques et au chant lyrique des opéras nationaux.
Les spécificités vocales sont ainsi différentes : le ténor de Faust doit employer la voix mixte (entre poitrine et tête), le diable est davantage un baryton-basse agile qu'une basse profonde comme dans les grands opéras, Marguerite se voit bien moins sollicitée dans les aigus virtuoses, lyriques, coloratures (même si elle rit toujours de se voir si belle en ce miroir).
4. Opéra-comique contre Grand Opéra
La première version de 1859 sera transformée en Grand Opéra pour entrer au répertoire de l'institution lyrique parisienne, qui exige cette forme et impose ses deux principales caractéristiques. Pour convenir au noble et grand modèle de la Tragédie Antique, l'opus doit avoir cinq actes (alors qu'il en avait quatre à l'origine : Gounod divise alors en deux son premier acte qui contenait les scènes dans le cabinet de Faust et la kermesse).
Un Ballet doit également être rajouté, dans l'esprit du grand spectacle et de l'union entre les arts mis à l'honneur par l'Opéra de Paris (qui dispose de son orchestre et de sa compagnie de danse). Cette exigence est aussi indispensable pour satisfaire une partie du public : des messieurs abonnés qui souhaitaient surtout venir admirer les danseuses, raison pour laquelle d'ailleurs le Ballet ne devait pas intervenir trop tôt (pour leur laisser le temps de dîner durant le début de la représentation). Gounod ajoute d'ailleurs son ballet dans Faust au dernier acte (alors qu'il est traditionnellement placé au troisième). Il s'agit d'un grand numéro spectaculaire, exotique et antiquisant (dans le goût du Grand Opéra qui doit éblouir, quitte à dévier du sujet de l'opéra) avec courtisanes, esclaves, Aspasie, Laïs et Phryné, Cléopâtre, Hélène et les filles de Troie : toutes hallucinées par Faust, toutes des séductions, des tentations pour cet homme qui aspire au divin et qui le reverra en voyant apparaître Marguerite noyée de lumière.
5. Interprétation d'époque contre Lyrisme moderne
Pour coller autant que possible à l'idée de revenir à une version d'époque, cette édition du Faust originel convoque ainsi des chanteurs agiles dans ces registres vocaux, et qui sont en outre soutenus par un orchestre sur instruments d'époque (même habitués à une époque plus ancienne encore) : Les Talens Lyriques de Christophe Rousset. Dès l'ouverture de l'opéra, conservée exactement à l'identique, la musique sonne différemment sur les instruments d'époque et il en ira de même pour toute la partition.
6. S'éloigner du Romantisme
Faust de Gounod est une œuvre éminemment romantique, mais dont le lien avec ce courant artistique change assez profondément entre les deux versions de l'opus, aussi bien dans l'élaboration que la destinée, la forme que le fond.
Faust de Gounod est avant tout romantique parce que le Faust de Goethe est emblématique de ce courant. Le caractère de Faust a servi de modèle pour codifier les valeurs de ce mouvement artistique, comme un autre personnage de Goethe inspirera plus tard un chef-d'œuvre à l'opéra français : Werther. Le premier Faust de Gounod est en outre élaboré par un créateur qui vit tel un romantique (un "wanderer" parcourant l'Europe avec inspiration). En effet, si le projet part de France et y retrouve son aboutissement (Faust fascine Gounod dès sa jeunesse et il composera son opéra sur un livret de Jules Barbier qui adapte la pièce de Michel Carré Faust et Marguerite représentée au théâtre du Gymnase), Gounod se fascine pour le texte écrit par un allemand et l'emporte avec lui en Italie. À l'inverse de cette démarche qui part de l'individu et de l'inspiration créatrice dans ses origines pour la première version de l'opus, la seconde est motivée par une finalité : adapter aux salles de spectacles, recomposer une partition qui puisse être chantée partout.
Dans le fond également, la première version du Faust conserve davantage d'épisodes romantiques et de plus longs passages (qui seront coupés ensuite), notamment des scènes d'église, des chansons à boire : le romantisme s'appuyant notamment sur les liens de contrastes qui s'établissent entre différents registres.
La richesse dans la diversité des registres et des caractères, le passage du savant au populaire sont également davantage marqués dans la première version qui mêle parlé et chanté (avec ses palettes de nuances intermédiaires). La parole et le mélodrame offrant un outil supplémentaire pour exprimer sa légèreté (diversité romantique) aussi bien que sa passion.
7. Une partition qui évolue
Retrouvez le détail des modifications apportées à la partition dans notre seconde partie !