Michael Spyres : Espoir fait revivre le légendaire Gilbert Duprez
Au-delà des titres d’albums ou de concert (Maria Cecilia Bartoli à la mémoire de Malibran, Arias for Rubini de Juan Diego Florez, Écho de Joyce El-Khoury en hommage à Juliette Dorus-Gras, A tribute to Gilbert Duprez de John Osborn), il est sans doute parfaitement vain de chercher à reconnaître dans tel ou tel chanteur d’aujourd’hui la voix, la technique et le style d’une des gloires des temps passés tant les voix, les techniques et les styles ont changé, ne serait-ce qu’entre l’aube des enregistrements audio et le début de notre siècle. En revanche, composer un programme avec certains titres appartenant au répertoire d’un même chanteur, et chantés par lui au cours d’une période précisément délimitée dans le temps peut s’avérer intéressant. C’est l’option retenue par Michael Spyres pour ce récital regroupant des pages tirées d’œuvres interprétées par le ténor Gilbert Duprez (1806-1896) au cours de la décennie 1835-1845. Nous pouvons ainsi nous faire une idée des moyens qui devaient être ceux de Duprez dans les années 1840, peut-être les plus glorieuses de sa carrière avant un rapide déclin qui lui fera quitter la scène vers 1850. Mais nous pouvons également mettre en perspective plusieurs pages tirées d’œuvres qui faisaient les beaux soirs des mélomanes parisiens en ces années-là : après avoir perfectionné sa technique en Italie (où il séjourna et travailla à partir de 1828, et où il se lia avec Donizetti), Duprez revint effectivement en France en 1837 pour y interpréter entre autres rôles ceux gravés par Michael Spyres dans le présent CD –à l’exception de l’air d’Enrico tiré de Rosmonda d’Inghilterra qu’il créa à Florence en 1834.
Le premier intérêt de ce CD réside donc dans le choix des pages enregistrées (qui, heureusement, ne recoupent pas complètement celles gravées par John Osborn dans un enregistrement lui aussi dédié à Duprez : A tribute to Gilbert Duprez, paru chez Delos) : elles permettent, à côté d’airs bien connus du lyricophile (Benvenuto Cellini, La Favorite, Lucia di Lammermoor), d’en entendre d’autres plus rares (Jérusalem de Verdi, La Reine de Chypre d’Halévy), voire inconnus, tel celui du Lac des fées d’Auber, créé en 1839. Cet opéra s’inscrit dans la lignée des œuvres mettant en scène ondines et sirènes (Undine de Hoffmann, Les Fées du Rhin d’Offenbach, Rusalka de Dvořák, Goplana de Żeleński, Sadko de Rimski-Korsakov), dont il semble être l’un des premiers représentants. Il reçut en son temps un accueil très négatif de la critique, et l’air enregistré par Michael Spyres, même s’il ne permet pas, évidemment, de préjuger de la qualité de l’œuvre complète, ne présente un intérêt musical que très relatif : on y entend, certes, un coloris orchestral délicat, mais la mélodie est très peu inspirée, et entachée par ailleurs de problèmes de prosodie ou d’accentuations malvenues : ainsi le désagréable hiatus « Fée immortelle » est-il d’autant plus gênant qu’il est répété plusieurs fois ; et quelle curieuse idée, dans le syntagme « Fille des airs » d’avoir mis l’accent sur le mot « des » et de l’avoir surligné par un aigu ! En revanche, la scène de Gérard, dans La Reine de Chypre, est une belle découverte ; et surtout, les extraits de Guido et Ginévra (toujours d’Halévy) donnent vraiment envie d’en entendre plus. L’air de Guido à l’acte III est fort beau (difficile également avec ses aigus « à attraper » et à insérer dans le chant sans en briser la ligne), et surtout, le duo Guido/Ginévra de l’acte IV s’avère d’un dramatisme puissant.
Spyres s'est entouré d’un orchestre de qualité (The Hallé), d’un chef précis et concerné (Carlo Rizzi), mais aussi de Joyce El-Khoury pour lui donner la réplique (même si le timbre de la soprano libano-canadienne, peu phonogénique, fait entendre certaines duretés et certaines couleurs métalliques beaucoup moins prégnantes en live). Il aurait pu également solliciter un chœur : il aurait ainsi pu effectuer l’indispensable reprise de la page finale de Lucia, qu’il ne chante ici qu’une fois, agrémentée d’un aigu extrapolé (« Teco ascenda il tuo fedel ») qui devrait ne se faire entendre, précisément, que dans le cadre d’un da capo. Il aurait également pu conserver la grande scène de Gaston dans le Jérusalem de Verdi, l’une des pages pour ténor les plus extraordinaires jamais écrites par le compositeur ! D’autant que Michael Spyres délivre une magnifique interprétation de la première partie de cette scène, poignante entre toutes lorsqu’on l’entend dans son intégralité –l’équivalent de la scène d’Amneris face aux juges de Radamès au quatrième acte d’Aida.
Interprétant le même répertoire que son (excellent) collègue John Osborn, Michael Spyres dispose d’un timbre plus clair, moins nasal, et d’une prononciation de l’italien ou du français quasi parfaite. Même les nombreux « ui » (pierre d’achoppement de presque tous les chanteurs étrangers !) dont est émaillé le premier air de l’Otello de Rossini version française (« puis », « suis-je », « conduisant ») sont impeccables. Seul le « R » final de « dernier » dans « C’est mon dernier souhait », répété plusieurs fois, aurait pu être corrigé. Michael Spyres se présente avec cet air en tant que baryténor rossinien, assumant crânement grave abyssal et puissant aigu. Les vocalises sont d’une grande précision sans que le ténor recoure pour autant au staccato, désagréable lorsqu’il est systématique et trop accentué.
Michael Spyres pare son chant de mille nuances, toujours au service de l’interprétation et de la caractérisation du personnage. Les changements de couleurs, le chant sur le souffle, le recours au chant piano sont autant de procédés permettant de faire de certaines phrases de vrais moments d’émotion : tendresse éplorée du « Je reviendrai pour dire encore » (Guido et Ginévra), émotion de « Mon dernier jour me sera doux » (Jérusalem), désespoir de « Tu n’as donc pu fléchir le sort » (Guido et Ginévra). Parfaitement maître d’une voix souple et ductile, il aurait toutefois pu chanter certains aigus en voix mixte (on pense notamment aux aigus difficiles du bel air de Guido « Quand paraîtra la pâle aurore ») et user ici ou là d’un chant piano ou pianissimo, par exemple pour la reprise d’ « Ange si pur » (La Favorite), ou dans l’attaque du « Seul sur la terre » de Dom Sébastien.
Son contrôle de l’émission vaut à l'auditeur quelques splendides diminuendi (dans Rosmonda d’Inghilterra, ou encore dans Lucia, juste avant le dernier « Rispetta almen le ceneri »), tandis que son exemplaire contrôle du souffle lui permet de chanter le dernier « Ah ! Que ne suis-je un pauvre pasteur ! » (Benvenuto Cellini) d’un trait, là où d’autres (et non des moindres) segmentent la phrase en trois morceaux.