Pourquoi l’opéra est vu comme élitiste ?
Le prix ?
Le premier élément communément cité pour justifier cet élitisme est le prix des places. Pourtant, cet argument est bien peu convaincant. Prenons un exemple. L’Opéra de Paris pratique la tarification la plus élevée en France. Or, pour ses soirées les plus chères (Les Noces de Figaro au Palais Garnier, par exemple), ses tarifs vont de 25 € en catégorie 5 à 231 € en catégorie Optima. Certes, ces montants sont importants. Mais un match du PSG au Parc des Princes, contre un mal classé du championnat, nécessite de débourser bien plus. Pour y assister, il faut compter 49 € pour un siège en catégorie 17 et jusqu’à 2.000 € pour une place dans le carré VIP. Pour voir Mylène Farmer au Groupama Stadium de Lyon, il faut débourser entre 55 et 185 €, alors que Les Noces de Figaro sont données à l’Opéra de Lyon pour 10 à 110 €. A moins de considérer le football ou Mylène Farmer comme élitistes, ces exemples montrent que le prix n’est pas ce qui vaut sa réputation à l’opéra.
Le prestige du lieu ?
Autre argument souvent cité : le prestige du lieu. Il serait intimidant de franchir les portes d’un opéra. Pourtant, un public très populaire n’hésite pas à franchir ces portes lorsque l’opéra présente du cirque ou du hip hop, comme en témoignait Dominique Pitoiset dans sa récente interview à Ôlyrix.
Dans le jeu télévisé « Une famille en or », la tenue serait probablement bien placée également parmi les arguments les plus cités. Mais là encore, cette idée reçue se heurte à la réalité : plus que dans les restaurants d’une marque de fastfood bien connue, il est possible de venir comme on est à l’opéra. Peu de lieux brassent d’ailleurs autant les styles : les « jean-baskets » y croisent les robes longues sans que quiconque ne juge l’autre inapproprié.
L’éloignement musicologique des œuvres ?
On sent là que l’on approche du cœur du problème. L’argument le plus inattaquable restera toujours « Je n’aime pas l’opéra. Ce n’est pas fait pour moi ». Mais cela reviendrait à dire « Je n’aime pas le cinéma. Ce n’est pas fait pour moi ». Voilà pourtant un art bien trop divers pour n’y trouver aucun film à son goût : impossible de mettre dans un même sac La Grande Vadrouille, James Bond, La Liste de Schindler et Star Wars. De même à l’opéra, on peut aimer rire avec Rossini mais s’ennuyer avec Rameau, ou se mettre en transe avec Wagner mais trouver Mozart superficiel. La preuve que l’opéra est accessible à tous, c’est que ses grands airs sont repris dans les publicités pour toucher le cœur de tous les spectateurs par une beauté universelle. Et il serait absurde de penser que le French Cancan, dont les musiques les plus connues sont extraites d’opéras d’Offenbach, serait élitiste !
Si comme les couleurs, les goûts ne se discutent pas, ils s’éduquent cependant. Comme il faut déguster de bons vins pour éduquer son palais, l’opéra s’apprécie sans doute encore mieux lorsqu’on a formé son oreille. La plupart de ceux qui posent un jugement définitif sur l’opéra connaissent peu ce genre artistique. Pas suffisamment en tout cas pour en saisir les différences nuances, les différents répertoires, les différents styles. Cela pose la question de la capacité de l’opéra à se faire découvrir par le plus grand nombre : mais à quelle occasion l’opéra entrerait-il dans les maisons, maintenant que France Télévision a exclu le spectacle vivant des prime times de ses grandes chaines ?
La création ?
Voici donc notre coupable désigné : la création contemporaine. Il n’est bien sûr pas question ici de critiquer la qualité des compositions récentes. On en dit d’ailleurs souvent que « la musique s’allie parfaitement au texte et à la dramaturgie pour offrir une œuvre coup de poing ». De fait, les œuvres contemporaines sont souvent très puissantes et marquantes et ces dernières années ont vu naître de véritables chefs-d’œuvre (Written on Skin de George Benjamin, Innocence de Kaija Saariaho, Quartett de Luca Francesconi, L’Inondation de Francesco Filidei, etc.). Mais toutes ces œuvres ont en commun une musique savante, dépourvue de mélodies que l’on chantonnerait en rentrant chez soi, ou de duos que les artistes pourraient chanter sur les plateaux télé. C’est ainsi que les talk show, qui voient peu d’intérêt à inviter des chanteurs pour interpréter des œuvres écrites 150 ans plus tôt, ne trouveraient pas, s’ils en avaient la volonté, d’extraits d’œuvres contemporaines à présenter à leurs téléspectateurs. De même, les rayons des disquaires ne fourmillent pas d’enregistrements d’œuvres récemment composées.
En fait, c’est un peu comme si l’on ne trouvait plus au cinéma que des films d’auteur en noir et blanc. Le genre s’essoufflerait sans doute. Il manque à l’opéra ses « blockbusters » : nous avons fait l’expérience de demander à des dizaines d’experts de l’opéra (directeurs de lieux, critiques, artistes ou agents) l’opéra drôle le plus récemment composé qu’ils aient vu. Force est de constater que depuis Candide de Bernstein (tout de même composé en 1956), les compositeurs ont délaissé ce genre. On purge bébé, adapté de Georges Feydeau par Philippe Boesmans et récemment créé à La Monnaie (lire notre compte-rendu), fait figure d’exception. Et encore, sa noirceur laisse finalement peu de place au rire, et aucune mélodie ne s’en détache particulièrement. Même les opéras destinés aux enfants renoncent à la comédie, préférant des thèmes à vocation éducative comme l’écologie ou le harcèlement.
Que faire ?
Et si l’on rêvait d’un monde dans lequel les directeurs d’opéras français prenaient le risque de s’associer pour commander une œuvre susceptible de plaire à un large public. Un opéra avec des airs, des duos et des chœurs, qui ne révolutionnerait pas la musique mais que l’on aurait plaisir à écouter au disque, dans son salon. Dont des extraits pourraient être interprétés par quelques jeunes chanteurs lyriques devant les millions de téléspectateurs d’un grand talk show. Qui tournerait dans toute la France et ne rejoindrait pas une bibliothèque après deux représentations. Bref, une œuvre pensée pour plaire encore dans 150 ans. Encore faudrait-il trouver un compositeur acceptant de s’abaisser à écrire de la musique qui ne réinventerait pas le genre et qui ferait fi des critiques qui jugeraient immanquablement la partition « passéiste ».
Ecrire un opéra populaire serait finalement l’une des plus grandes transgressions de ces 60 dernières années !