Payer du public à la TV, une ancienne pratique florissante en temps de pandémie
Du public qui se presse dans les escaliers du Théâtre du Châtelet et qui s'installe dans la salle pour assister à un concert symphonique, applaudissant chaque morceau : ce spectacle dans le concert-émission Symphonissime diffusé sur France 2 ramènerait-il enfin le téléspectateur vers un passé heureux où les salles de concerts étaient encore ouvertes ? Pas exactement, car les spectateurs sont distanciés et masqués. Pourtant, le tournage s'est déroulé en plein reconfinement et durant la fermeture des théâtres et salles de concerts (en vigueur depuis le 30 octobre). Et bien d'autres émissions sont concernées.
Ces images ont interloqué de nombreux téléspectateurs, exprimant leur étonnement voire leur incompréhension sur les réseaux sociaux, devant Symphonissime, Les Victoires de la Musique, Taratata (et d'autres émissions présentées par Nagui), La Grande Soirée du 31, etc.
Les règles en vigueur autorisent certes, comme exception, la présence des professionnels pour permettre de poursuivre des répétitions, tournages et enregistrements : pas du public donc... sauf si être spectateur pouvait être un métier. Or justement, c'est grâce à cette idée paradoxale que l'émission Symphonissime et d’autres ont pu remplir un théâtre de spectateurs et d'applaudissements : en embauchant des personnes pour "jouer le rôle" de spectateurs.
Si la présence de public rémunéré (donc) saute aux yeux en temps de pandémie, la pratique n’est pas du tout nouvelle et fait partie des “secrets de fabrication” de polichinelle du paysage audiovisuel. Nous avons interrogé à de nombreuses reprises les productions et diffuseurs, mais aucune des sociétés contactées ne souhaite parler de ce sujet (Morgane Production refusant systématiquement de donner suite à toute demande, tandis que la société de Nagui - Air Productions - met en avant le fait que les personnes sur ses plateaux sont des artistes "ambianceurs" mais refuse de dire si tous les figurants sont ainsi rémunérés et de donner le moindre détail sur les contrats et modes de recrutement). Le diffuseur France Télévisions renvoie quant à lui la question et la responsabilité de ces engagements vers les sociétés de production, mais insiste tout de même sur le fait que toutes les règles et protocoles sont strictement respectés, apportant en outre le seul élément d’information suivant concernant Symphonissime : “le public est constitué de figurants, non présents sur toutes les séquences mais avec l’effet du montage, il est rendu plus présent dans la version télévisée.”
Un silence étonnant car France Télévisions et les sociétés de production, qui se félicitent par ailleurs régulièrement de soutenir les artistes, ne souhaitent pas expliquer qu’elles permettent ainsi d'octroyer des rémunérations à du public en temps de crise. Bien entendu, nous avons demandé qui sont ces figurants (sont-ils des intermittents du spectacle, qui obtiendraient ainsi des cachets infiniment précieux en ces temps de désert culturel et d’incertitude sur la suite de l’année blanche ?) et par qui sont-ils recrutés ? Aucune réponse.
La vidéo de Symphonissime et les vidéos des autres émissions en question sont restées peu de temps disponibles en retransmission sur le site internet de France TV, mais des extraits enregistrés demeurent en ligne :
La pratique de ce "public professionnel" dans l’ombre mérite pourtant la lumière, tant les dérives constatées ailleurs sont grandes. Le casting de publics pour les émissions télévisées est une industrie ancienne et toujours florissante, où la présence du figurant (et surtout de la figurante) se monnaye principalement selon des critères de jeunisme et des "canons de beauté visible".
Les émissions qui suscitent naturellement l’intérêt potentiel de spectatrices et spectateurs, notamment les émissions en prime-time, en direct ou dans les conditions du direct avec des animateurs populaires attirent naturellement les "jeunes et jolis, surtout jolies" qui formeront les "fonds de gros plans" (sic) expliquent en off les assistants de production. Mais pour les autres émissions, des agences de casting entrent en lice et facturent leurs services, proportionnellement à la demande : selon l'urgence des besoins et les spécificités esthétiques des profils recherchés, selon aussi les exigences du tournage.
Les agents recruteurs ont ainsi l'habitude d'aller dans les lieux réunissant de jeunes étudiants et étudiantes (nous l'avons constaté au sein même d'universités par exemple) pour proposer d'assister à des tournages, gratuitement (l'agence facturant ensuite ce service à la boîte de production une dizaine d'euros environ par personne), mais les agences peuvent aussi avoir recours à des figurants payés, 40 euros par séance de trois heures (notamment pour s'installer aux premiers rangs des jeux télévisés, dont plusieurs numéros sont enregistrés à la suite). Certaines émissions leur engagent même des mannequins professionnels (qui apparaissent parfois plus souvent à l'écran que certains invités), les prix atteignant alors la centaine d'euros par émission.