Fusion ou diffusion, effusion ou confusion des Orchestres en Normandie ?
Collègues, Compagnons et/ou Camarades ?
Si tous les musiciens au monde sont "collègues" dans le sens général de professionnels d’un même secteur et en l’occurrence au service de l’art, les musiciens de l’Orchestre Régional de Normandie et ceux de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie autrefois respectivement têtes de pont culturelles de la Basse et de la Haute Normandie sont, depuis la réforme territoriale de 2016, collègues d’une même Région Normandie fusionnée. De surcroît, ils sont habitués à se retrouver autour de projets communs, notamment coordonnés depuis mai 2019 par le lancement de la plateforme "Normandie Lyrique et Symphonique" destinée à renforcer leur coopération. Mais ces deux orchestres, réunis pour une répétition commune à Rouen le 16 novembre 2021, ne se doutaient pas que la présence du président de la Région Normandie, du vice-président chargé de la culture et de la présidente de la Commission Culture (Hervé Morin, Patrick Gomont, Catherine Morin-Desailly) venait leur annoncer, là même où ces élus avaient lancé cette plateforme, que les musiciens réunis allaient devenir "collègues" dans un sens littéral : par le rapprochement de leurs deux orchestres, les amenant à sillonner les mêmes routes normandes.
L’annonce de ce projet (perçu comme la volonté de fusionner les phalanges) a suscité d’autant plus de crispations parmi l’Orchestre que la présence des élus n’avait a priori que l’aspect d’une visite de courtoisie mélomane. En outre, si cette idée de fusionner les orchestres s’était naturellement posée suite à la fusion des Régions Normandes, l'idée semblait avoir été abandonnée (notamment suite aux difficultés voire impasses rencontrées par des tentatives similaires dans d'autres régions notamment entre Besançon et Dijon ou entre les phalanges de Radio France par exemple). Les musiciens racontent donc avoir été choqués par cette annonce, a fortiori en l'absence du directeur de l'Orchestre Régional de Normandie, Pierre-François Roussillon, et sans que le projet ait été évoqué au conseil d'administration qui venait d'avoir lieu le mois précédent.
Une forme dont se défend la Sénatrice et Présidente de la Commission Culture au Conseil Régional, Catherine Morin-Desailly (Les Centristes - Le Nouveau Centre) interrogée par nos soins : “l'annonce était à l'image du projet et de la méthode, inhabituelle en ce sens qu'elle vise à impliquer tous les acteurs du projet. Il s'agissait de présenter les objectifs aux musiciens, et de les inviter à poser leurs questions, à s'impliquer dans le projet, à le co-construire.” Les musiciens ont de fait été invités à participer aux groupes de travail (avec 6 représentants, 3 pour chaque orchestre), mais les voix qui s’élèvent depuis dénoncent le fonctionnement de ces instances, considérant que, loin de construire ensemble, le projet leur est imposé sans qu'ils aient accès aux documents de travail, sans réponses à leurs questions, sans pouvoir inscrire des points à l'ordre du jour. Catherine Morin-Desailly s’en explique : “Les 6 musiciens délégués du groupe de travail ne sont pas nécessairement représentatifs du ressenti et du point de vue de l'ensemble des personnels : leur présence et participation à cette réflexion est importante mais, pensant que le projet était déjà écrit (ce qui n’est pas le cas), ils se sont concentrés sur des questions essentiellement pratico-pratiques, certes importantes mais sans prendre aussi en considération la politique d’ensemble. Ils choisissent la politique de la chaise vide, ce que nous regrettons : nous leur tendons toujours la main pour faire autant de réunions de travail que nécessaire.”
L'opposition au Conseil Régional rejoint également les musiciens opposés au projet, en revenant également sur la manière dont cette fusion a été annoncée : “Ce projet ne nous a pas été annoncé, s’indigne Gilles Déterville (Conseiller Régional d'opposition Socialiste siégeant à la Commission Culture). Nous n'en avons été informés que parce que des musiciens présents à cette répétition nous ont transmis cette information. On nous dit d'attendre, notamment les conclusions d’une étude fin juin, mais pourquoi ne sommes-nous pas intégrés à la réflexion, à l’élaboration du projet, pourquoi ne sommes-nous pas informés et impliqués sur ce qui a été demandé à cette étude, payante ? Car il suffit de bien formuler la question pour avoir la réponse qu'on veut. Le Président du Conseil Régional, saisissant cette période de début de mandat pour passer rapidement ses réformes, et fort de cette ‘consultation’ dont je présume qu'elle va dans le sens de la fusion, prendra donc sa décision pendant l’été.”
L’opposant politique dénonce donc lui aussi un manque d'informations et de concertations sur ce projet, au sein du Conseil Régional et de sa Commission Culture en pointant du doigt le fonctionnement même de ces instances : “La Commission Culture est réunie au minimum de ce qu’impose la loi : seulement tous les trois mois, quelques jours avant la séance publique trimestrielle obligatoire. Nous n'avons donc que quatre occasions par an de poser des questions, sans que nous soient transmis les éléments écrits, sans que ces questions essentielles soient inscrites à l'ordre du jour. Nous pouvons déposer un vœu de question diverse qui vient en fin de longues séances, ou bien il faut utiliser le temps de parole limité octroyé au président de groupe en début de séance plénière. Heureusement, nous ne manquons aucune occasion d’aborder cette question importante, qui mérite mieux qu’une exposition en catimini.”
“Ce sujet est présenté en Commission Culture ou sinon abordé dans les questions diverses, admet Catherine Morin-Desailly, mais nous faisons toujours un point sur ce sujet avec le vice-président de la Commission et nous avons encore pris une demi-heure pour répondre sur ce point lors de la dernière Commission. Quant aux documents, bien sûr que nous partagerons l’étude mais quand elle sera rédigée. Bien entendu, il y a toujours des opposants aux projets, mais nous ne pouvons pas donner les conclusions d’une étude qui se termine à la fin du mois, et d’ailleurs cette chargée d'étude est allée, à notre demande, consulter l’ensemble des élus, favorables ou opposés au projet, dont certains n'avaient pas compris l'intention : leur voix a été entendue.”
Inquiétudes
Signe de voix qui veulent tout de même se faire davantage entendre, une pétition en ligne intitulée "Non à la fusion de l'Orchestre Régional de Normandie avec celui de l'Opéra de Rouen" a déjà rassemblé près de 4.000 signatures à ce jour, et fait rarissime pour cette institution, une grève a eu lieu à l’Opéra de Rouen le 14 juin dernier, les musiciens grévistes jouant sur le parvis à 19h tandis que La Flûte enchantée était jouée à 20h avec un piano pour tout accompagnement. Les grévistes étaient déjà réunis sur le parvis de l'Opéra dimanche dernier avant de rejoindre la fosse de l’opéra pour honorer leur représentation : l’occasion pour eux d’informer les spectateurs sur leurs inquiétudes et griefs (comme nous vous en rendions déjà compte).
Les musiciens et musiciennes des orchestres normands de #Rouen et de #Caen en grève pour le maintien de la vie musicale dans toute leur région. @C_MorinDesailly @operaderouen pic.twitter.com/n3FNnkxGix
— SNAM-CGT (@SNAM_CGT) 14" class="redactor-linkify-object">https://twitter.com/SNAM_CGT/s... juin 2022
Le préavis de grève (non reconductible et concernant uniquement la date du 14 juin 2022) demandait l'abandon du projet de fusion, en dénonçant “un appauvrissement notoire des missions fondamentales de service public” en “l'absence totale de garanties quant au maintien des missions respectives des deux orchestres.” Les opposants s’inquiètent que ce nouvel Orchestre Régional unique rayonne moins bien à travers la région, en leur imposant des conditions de travail plus pénibles et moins efficaces. Une musicienne de l'Opéra de Rouen l’exemplifie ainsi : “la fusion va multiplier les trajets entre Rouen et Caen, nous imposant de passer des heures en car, ce qui n’est pas très écologique. Quatre heures aller-retour à chaque fois pour faire le trajet entre les deux villes, c’est autant de temps de fatigue et de temps perdu où nous pourrions mener bien d’autres actions culturelles au plus proche de nos lieux respectifs. Il faut aussi concevoir ce que représente une série d’orchestre ou lyrique dans une autre ville que la sienne : dormir à l’hôtel, loin de sa famille. Et comment ce nouvel Orchestre unique de Normandie pourra-t-il faire autant de concerts que les deux Orchestres réunis en font à présent, c’est-à-dire plus de 250 concerts et même 600 événements en comptant toutes les actions de médiation ?”
“Les musiciens regrettent donc en même temps de trop jouer et de ne pas assez jouer sur le territoire, souligne en réponse Catherine Morin-Desailly : de ne pas jouer au Havre par exemple, et d’être parfois considérés à tort à Rouen comme seulement un orchestre de fosse. Bien entendu, nous n’allons pas leur demander de déménager ou de se déplacer tous les jours. Voilà pourquoi l’orchestre restera bi-site, à plusieurs phalanges et continuera son travail de diffusion territoriale en fonction du positionnement des musiciens (de leur installation géographique, de leur participation aux projets, etc.). Chacun sera entendu et accompagné en ce sens. Ce rapprochement leur permettra aussi de continuer à participer à plusieurs événements en parallèle. Par ailleurs, j’insiste sur le fait que tout cela s’inscrit dans la prise en compte de l’offre des ensembles indépendants, dans le cadre d’une concurrence loyale avec des coûts de sessions équilibrés entre les uns et les autres.” De fait et alors que Mme Morin-Desailly valorise ce projet comme étant “unique en son genre”, un rééquilibrage entre l’ONR et les ensembles indépendants tendrait à rappeler la logique appliquée ailleurs de redistribuer plus équitablement les dotations publiques, ce qui a mené à baisser les subventions des Opéras pour les attribuer à d’autres petits ensembles à travers le territoire (ce qui a été acté pour l’Opéra de Lyon et a failli l’être pour Bordeaux, par exemple).
Au final et quoi qu’il en soit face aux résistances et oppositions, l’élue normande confirme que “quoiqu’il arrive, c’est un projet d’intérêt général qui a vocation à aboutir : nous allons présenter (y compris via un point presse) les conclusions de l’étude de ce projet ce 27 juin. Cette étude est nécessaire pour mesurer les forces et les enjeux autour de ce projet que l’étude va contribuer à écrire.” En outre, Catherine Morin-Desailly relativise les oppositions en interne à ce projet, questionnant la représentativité de l’appel à la grève : “le préavis de grève est loin d’être unanime, au sein de la maison, auprès des administratifs et techniciens mais aussi parmi les musiciens. Il a été affirmé ici ou là qu’il y avait unanimité des musiciens pour appeler à la grève et contre ce projet, ce qui est inexact.”
En effet, si les musiciens revendiquent une opposition très majoritaire, l’ensemble de la maison lyrique rouennaise affirme être majoritairement opposée à la grève et favorable à une co-construction de ce projet. Un courrier a ainsi été diffusé en interne, intitulé "Faire corps pour être entendus" et signé (en indiquant leurs noms) par 44 membres du personnel. Ce courrier rappelle que “les grévistes ne représentent ni l'ensemble, ni la majorité des salarié.e.s [sic] de l'Opéra” (la maison comptant 40 musiciens, 59 personnels administratifs & techniques). Ce courrier réaffirme son respect du droit de grève mais tout en exprimant une incompréhension devant cette décision grave prise “sans prendre le temps de la concertation et en négligeant les instances collectives en place à l’Opéra”, et ce avant d’être informés le 27 juin sur “l'ébauche du projet de rapprochement”.
Des grévistes admettent effectivement que certains de leurs collègues musiciens ne sont pas opposés à ce projet, voire qu’ils sont intéressés par cet agrandissement de l’effectif qui pourrait leur permettre de jouer du Strauss ou du Wagner. Cependant, même une fusion des deux orchestres réunirait seulement 58 musiciens, ce qui est trop peu pour un véritable Orchestre Symphonique voulant jouer tous les répertoires. Par ailleurs, l’Opéra de Rouen avait pu programmer Tannhäuser en ouverture de saison 2020/2021 (finalement annulée mais pour cause de Covid), bien avant toute annonce de fusion.
Engagements et Ambitions de la Région
Face à ces oppositions, le Président de Région a répondu au préavis de grève, par un courrier rappelant ses engagements et s’expliquant sur sa temporalité : “Consacrer six mois à étudier un projet destiné à pérenniser vos missions et qui aurait donc pour conséquence un engagement plus significatif de la collectivité et d'autres partenaires (je le souhaite) ne me parait pas un délai exagéré et semble conforme à une hypothèse de mise en œuvre pour la saison artistique 2023/2024. Je vous ai donné rendez-vous le 27 juin prochain pour partager les éléments d'analyse que l'étude confiée à Catherine Jabaly a pu mettre au jour sur les conditions possibles d'un rapprochement des structures. Vous pourrez alors entendre la réalité des projets de rapprochement proposés par l'étude.”
Les ambitions affichées par les porteurs du projet semblent ainsi à la hauteur des inquiétudes suscitées quant à la pérennité des moyens engagés et des résultats effectifs en ces temps de contraintes économiques. Mais les dirigeants régionaux se veulent pleinement rassurants (le projet est présenté comme un "rapprochement" et pas une "fusion"), le Président de la Région Normandie, Hervé Morin, s'engageant à maintenir les deux sites et les deux budgets additionnés. L'occasion aussi pour lui de rappeler combien le soutien financier est déséquilibré, entre la Région qui y dépense 25% de son budget Culture (9,2 millions d'euros : 7,5 millions à l’Opéra de Rouen -dont 4,2 millions pour son orchestre- et 1,7 million à l’ORN) tandis que les 5 départements réunis versent moins de 120.000 € aux deux orchestres. “Nous avions même, avec Loïc Lachenal (Directeur de l’Opéra de Rouen Normandie), fait tout un travail auprès des Départements pour qu’ils se réengagent dans l’aide à la diffusion qui était menacée ou avait disparue”, renchérit Catherine Morin-Desailly.
Un point de déséquilibre des financements sur lequel l’élu d’opposition Gilles Déterville donne raison à la majorité, mais tout en y voyant des raisons de s'inquiéter sur la pérennité du financement régional : “On nous promet que cette fusion se fera à budget constant, mais chat échaudé craint l'eau froide. Sans doute que les baisses ne se feront pas dès les premiers mois mais à termes, viendront les arrière-pensées économiques.”
“Lorsque nous parlons de rapprochement, il est vrai que certains s'inquiètent, pensant qu'il s'agit d'une fusion pour faire des économies : pas du tout ! affirme Catherine Morin-Desailly. L'objectif est de construire une gouvernance stratégique permettant de proposer une offre lisible et coordonnée ainsi que d’assurer la pérennité artistique des structures dans le temps.” Cela étant, tout en affirmant que le projet ne vise pas à faire des économies, Mme Morin-Desailly explique que “ce rapprochement peut permettre de mutualiser certaines fonctions supports (sans remettre en cause des postes permanents) et de mettre en commun des frais pour les diminuer. Cela nous permettra de dégager des marges pour les redéployer sur l’artistique. Dans un contexte où le Président de la République a annoncé des baisses de 10 milliards d’euros sur les collectivités, et notamment les régions, et a fortiori en ces périodes d’inflation, toute stratégie est bonne dans ce sens.” L’engagement est donc de ne pas remettre en cause les subventions régionales, ni des postes mais sous-entendu les postes actuels et permanents (les opposants s’inquiétant pour la suite de non-remplacements de titulaires au moment de leur départ à la retraite). Si le rapprochement peut permettre d’économiser des coûts (mutualisés) et du temps de travail qui pourrait être consacré à de l’artistique, ces marges financières pourraient notamment -voire surtout- être dégagées en embauchant moins de contractuels.
Vont aussi se poser des questions de fonctions et de statuts, y compris chez les permanents, ne serait-ce que parmi les chefs d’attaque et les solistes des pupitres homologues dans les deux orchestres, mais aussi de doublons jusques et surtout y compris à la Direction de ces ensembles. Catherine Morin-Desailly explique ainsi que “ce projet permettra de réunir ces forces musicales sous l’égide d’un regard confié à une seule direction artistique.” Et la décision semble visiblement avoir été prise de confier cette direction à l’actuel Directeur de l’Opéra de Rouen Normandie, Loïc Lachenal (qui en 2020 a été renouvelé à l'unanimité du Conseil d'Administration de l'Opéra Rouen Normandie pour un second mandat jusqu'en 2025), au détriment de Pierre-François Roussillon (nourrissant les voix s’inquiétant que Caen soit absorbé par Rouen), l’élue regrettant des “résistances de la part de quelques personnes qui ne comprennent pas bien le contexte institutionnel dans lequel ils se situent : je pense notamment à l’actuel directeur de l’ONR, dont la structure associative reste en effet fragile. Nous en avons fait l'expérience à l'Opéra de Rouen et avions choisi à l’époque avec le Maire de Rouen d'inaugurer une structure juridique (Établissement Public de Coopération Culturelle) qui a notamment permis au projet de se consolider dans le temps, de fédérer les partenaires et d’obtenir le label de Théâtre lyrique d'intérêt national.”
De fait, le projet aurait visiblement vocation à intégrer cet EPCC (un choix qui doit notamment être abordé, voire acté, lors de la réunion d’information du 27 juin). L’Orchestre Régional de Normandie (en résidence à Mondeville) rejoindrait ainsi non seulement l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, mais l’Opéra même : faisant donc espérer que cette réunion fonctionnerait aussi bien que l’intégration de la Chapelle Corneille à l’Opéra de Rouen (à ceci près que la Chapelle Corneille est située à 1,3 km du Théâtre des Arts abritant l’Opéra, et proposait une programmation très complémentaire à celle de l’institution lyrique).
Ce passage pour l’ORN du statut d’association à celui d’EPCC est un aussi argument avancé par la Conseillère Régionale, en ce qu’il “garantit la pérennité de ces outils (d’autant plus précieuse en ces périodes d’incertitudes sur la place prioritaire de la culture et de l’emploi artistique dans d’autres régions et sur le plan national), en réunissant leur structure de gouvernance, tout en les rapprochant pour avoir ainsi une coordination.”
Autant d’arguments qui pourraient entraîner aussi une revalorisation statutaire des musiciens de Caen, mais qui ne convainquent pas la majorité, de ceux-ci, de ceux de Rouen ni de l’opposant régional Gilles Déterville : “il peut y avoir des collaborations ponctuelles, mais pas cette fusion qui engendre des problèmes techniques et administratifs, où les professionnels n'ont pas les mêmes statuts. Comme toujours quand on rapproche des structures de tailles différentes, il y a le risque de déséquilibrer le tout et de tout aligner sur la structure la plus importante aux dépens de la spécificité de l'autre. Nous avons vu que les premiers concernés (les mieux à même de mesurer les enjeux) sont hostiles à cette affaire. Les rayonnements ainsi que les missions des deux orchestres sont complémentaires : ils ont donc tout à fait vocation à continuer de vivre pleinement et parallèlement, en renforçant leurs collaborations.”
Au contraire, Mme Morin-Desailly défend les bénéfices du projet, à toutes ses échelles : “cette réunion des orchestres permettrait de penser des programmes complémentaires, tant dans le répertoire que sur le territoire et les actions. Il est par exemple dommage que cette année l’ORN ait joué à Mont-Saint-Aignan, à 2 km de Rouen, la 40ème Symphonie de Mozart que l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie a jouée l’année dernière, l'ORN embauchant pour ce faire 20 musiciens supplémentaires soit davantage que leur nombre de base.” Les musiciens opposés à la fusion n’entendent toutefois pas cet argument de l’économie effective, prenant le parti des artistes supplémentaires engagés en renfort qui certes sont payés par des cachets supplémentaires, mais des cachets précieux pour ces musiciens par définition dans un état de précarité et/ou d’intermittence (et profitant souvent de ces expériences de jouer dans un prestigieux orchestre comme une voie d’accès à la professionnalisation, notamment pour de jeunes artistes se lançant dans la carrière : autant de missions culturelles et d’insertion professionnelle qui sont aussi celles des tutelles et que nos interlocuteurs opposés à la fusion nous disent vouloir défendre de toute économie).
Horizons
L’objectif annoncé de la réunion entre ces ensembles régionaux est de “se rapprocher pour construire un grand projet commun, tout en continuant de décliner les spécificités de ces deux orchestres normands, permettant agilité et originalité (dans le répertoire et dans le fonctionnement).”
Mais en définitive, pourquoi vouloir rapprocher les deux orchestres au point de les fusionner en une seule structure, tout en maintenant les deux sites, les artistes, les budgets, le même nombre de concerts et alors qu’une structure a été lancée en 2019 pour renforcer leur collaboration ? Parce que “la plateforme Normandie Lyrique et Symphonique a produit de bons résultats, mais ne fonctionne pas assez bien, explique Catherine Morin-Desailly. L’Orchestre de l’Opéra étant très majoritairement financé par la Région a vocation à rayonner sur toute la Région. Cela permettra aussi d’apporter des petites formes lyriques sur tout le territoire. Les publics ne peuvent pas tous se déplacer à l’Opéra de Rouen ou au Théâtre de Caen.” L’occasion de présenter ce projet par là où il est critiqué, comme l’alliance de l’ancrage et du rayonnement, tout en ajoutant de nouveaux éléments : “Ce projet s’inscrit dans le Schéma Territorial Musical que la Région est en train de construire tant pour les musiques actuelles que pour les musiques de patrimoine et de création, et qui prend en compte les ensembles indépendants : afin de construire une offre culturelle plus claire, plus lisible, plus cohérente, plus équitable et articulée, rayonnant aussi sur les lieux patrimoniaux (je préside au Conseil Régional la Commission nommée ‘Culture, tourisme, patrimoine’). Nous réfléchissons à mettre en lien les lieux voulant accueillir et les formations voulant jouer. Dans le cadre de ce Schéma Territorial Musical, nous avons également été l’une des premières Régions à engager un Schéma Régional des Enseignements Artistiques pour co-construire avec l’ensemble des collectivités l’offre de formation (finalement très liée à celle des orchestres). C’est un dossier pour lequel le Ministère n’a pas encore donné suite mais nous comptons bien reprendre nos travaux dans le cadre de notre réflexion à l’échelle régionale et dans une logique de dynamisation et de redistribution.”
Ultime exemple, emblématique des différences de visions sur ce dossier, tous nos interlocuteurs nous citent le rapport de la Mission sur les orchestres permanents français, intitulé “Pour un nouveau pacte symphonique”, remis au Ministère de la Culture par Anne Poursin et Jérôme Thiébaux en novembre dernier. Tous les acteurs que nous avons interrogés, de tous côtés, nous expliquent que ce rapport étaye leur argumentation, leur donne raison et donne tort à l’autre partie. Pour Catherine Morin-Desailly, le projet de réunion des orchestres répond aux préconisations de ce rapport, en rendant l’offre visible et cohérente, en pérennisant l’emploi artistique et en améliorant la diffusion. S’appuyant sur ce même document, Gilles Déterville explique pour sa part que le rapport ne démontre absolument pas la nécessité d’une fusion ou d’un rapprochement des orchestres, et qu’au contraire, il prône le respect de l’identité des ensembles, assurant leur richesse et leur diversité.
Au final, les interprétations des deux côtés divergent sur une question clef, sans doute la pomme de discorde et le sujet à résoudre : celui de l’irrigation des orchestres sur le territoire. Les opposants au projet l’accusent d’amoindrir les canaux de cette irrigation en voulant réunir tout le monde dans un unique château d’eau, tandis que les porteurs du projet affirment vouloir pérenniser la source d’approvisionnement et les voix d’accès.
Reste à espérer que personne ne meurt de soif culturelle, ni ne boive la tasse.