Festival manca : créer et recréer à l’Opéra de Nice
Cinq événements artistiques tournés vers la modernité sont ainsi réunis durant ces deux mois à Nice : au théâtre historique en novembre avec Akhnaten de Philip Glass (du 12 au 16 novembre) et Le Château de Barbe-Bleue (Bartók) les 19 et 20 novembre, puis trois créations contemporaines en décembre à la Deuxième scène La Diacosmie : Ma Vie Rêvée de Sarah Procissi (le 4 décembre), Le Cosmicomiche de Michèle Reverdy (le 11 décembre) et La Ralentie de Pierre Jodlowski (le 18 décembre).
Tous ces rendez-vous ont en commun d’aborder la modernité et les mythes avec des matières traditionnelles ou contemporaines, un orchestre et/ou de l’électronique : en soulignant l’actualité de contes de fées, de figures historiques, de textes poétiques ou d’un traité d'astronomie surréaliste, dans une grande recherche et un désir de liberté. Tous contribuent ainsi pleinement au projet du Directeur de l'Opéra Nice Côte d'Azur, Bertrand Rossi comme il nous le détaille dans son interview présentant toutes les réformes de son mandat.
Akhnaten vs. Le Cosmicomiche : deux contraires contemporains
Le chef d’orchestre Léo Warynski dirigera deux productions qui semblent opposées, ce qui les rend complémentaires dans le cadre de cette programmation niçoise mais lui permet aussi de rappeler combien l’appellation musique contemporaine “ne veut rien dire ou bien désigne ce qui est atemporel, ce qui nous touche. Le chef d'œuvre, comme l’explique Pascal Quignard, porte toujours en lui une marque de son époque et atteint à l’éternité.”
En effet, concernant les deux œuvres que dirige ce chef, Akhnaten et Le Cosmicomiche, “l'une est dans les codes du grand opéra, l'autre trouve sa forme dans une proximité avec le public. L’une est un oratorio moderne, l’autre un opéra de tréteaux façon commedia dell'arte, avec un petit effectif et trois chanteurs. Akhnaten est une grande série de vignettes musicales comme une bande-dessinée avec des tableaux illustrant des états successifs, tandis que Le Cosmicomiche revient à un dramma giocoso et au léger. C’est une pièce marquante pour son grand humour, alors que la musique contemporaine peut précisément souffrir du sérieux de son image, d’un manque apparent d’humour, aussi car elle est parfois accompagnée d'un discours complexe, hermétique, qui intéresse les interprètes et les compositeurs mais pas les auditeurs. Nous revenons donc ici à une musique salutaire : Le Cosmicomiche a beaucoup de charmes. Il a été composé en deux parties, pour l’une dans les années 1980 et pour l’autre beaucoup plus récemment, et montre le parcours de la compositrice Michèle Reverdy. La partie la plus récente est encore plus alerte, plus joyeuse : elle va aussi vers une épure de son style.”
La musique contemporaine se définit donc par sa richesse et la modernité à laquelle elle invite grâce au lien direct des interprètes avec leur temps, mais aussi avec les créateurs des œuvres. Des compositeurs interpréteront leurs propres œuvres durant ce Festival (Pierre Jodlowski pour La Ralentie et Sarah Procissi pour Ma Vie Rêvée). Mais les autres concerts seront aussi l’occasion d’échanges avec les créateurs : “un intérêt unique de la musique actuelle est que, par définition, nous avons accès au compositeur, que la musique n'est pas figée, qu'elle vit, qu'elle bouge, s’enthousiasme Léo Warynski. Akhnaten et Le Cosmicomiche sont deux œuvres de compositeurs vivants. Nous sommes donc en contact avec les compositeurs, pour Akhnaten via la metteuse en scène et chorégraphe Lucinda Childs (qui travaille directement avec Philip Glass depuis des années) et Antoine Maisonhaute du Quatuor Tana qui lui a passé des commandes. C’est très émouvant et précieux de travailler avec eux, d’être ainsi proche du compositeur, d'avoir accès à des réponses. J’ai obtenu beaucoup d'indications précieuses, notamment pour éviter tout côté motorique : ne pas hésiter à accélérer les tempi rapides et à ralentir les lents. Philip Glass n’interprète jamais sa propre musique avec les tempi qu'il note dans ses partitions. Il rappelle aussi de bien faire attention à la fatigue que pourraient ressentir les musiciens face à ce travail intense (les cordes notamment).”
Léo Warynski détaille ainsi les spécificités de la musique de Philip Glass : “Comme sa musique est fondée sur la répétition, elle joue sur d'autres codes que ceux du grand romantisme, elle va à l'encontre de toutes ces conventions, les annihile même. Il déploie une forme de lyrisme mais qui n'apparaît pas à première vue. Cette musique a un côté simple, plaisant et rassurant, provoquant une satisfaction, mais dans une forme de complexité qui surprend aussi. J’avais déjà dirigé un Concerto de Glass. Il est étonnant dans sa complexité rythmique et des idées qu'il trouve pour renouveler la texture : ça parait simple mais c'est très ouvragé et délicat, avec des micro-variations dans un tourbillon, une ivresse. Sa musique laisse une forme de liberté à l'interprète, notamment dans les transitions de tempi, qu'il faut toujours amener de manière souple et flexible. Avec l’orchestre, nous convenons donc de la meilleure manière d’interpréter ces motifs, nous trouvons des relais pour ne pas fatiguer la production ou lasser l'écoute."
La musique contemporaine est donc aussi de notre époque parce que des artistes bien vivants sont là pour la transmettre, pour la jouer et la narrer. Or justement les interprètes soulignent ce que ces œuvres ont à raconter et l'importance de ce qu'elles évoquent aux spectateurs. "Glass s'empare d'un sujet ancien, qu'on connaît d’une manière distante, celui d’un pharaon égyptien, et il en fait un archétype de la modernité mais il relie ce côté intemporel à quelque chose de très humain. Il rappelle aussi des formes esthétiques historiques. La dimension mythique d’Akhnaten se retrouve dans une grandeur rappelant l'oratorio : dans l'idée baroque, l’oratorio aussi est généralement construit autour de l’équivalence entre un numéro et une idée. Chaque passion est dessinée musicalement et il faut directement la camper dans chaque tableau (la partie Attaque et Destruction demande un jeu âpre et intense au musicien, la scène d’amour donne une couleur beaucoup plus douce et ouatée)".
Le chef poursuit cette contextualisation : “Philip Glass a marqué l'histoire de la musique par un mouvement esthétique puissant, qu'il incarne avec Steve Reich et John Adams. Or, ils l'ont fait soit en s'emparant de personnages encore vivants alors, de figures de l'actualité immédiate (John Adams avec Nixon in China et La mort de Klinghoffer) soit avec des personnages mythiques (Philip Glass a composé une trilogie basée sur des figures historiques, Einstein on the Beach, Gandhi avec Satyagraha, Akhenaton avec Akhnaten). Le tout dans un style, qui comme souvent chez les Américains, mélange populaire et savant : il y a aussi à voir avec la comédie musicale qui est une forme moderne d'opéra”.
Le Château de Barbe-Bleue, mythe intemporel
D'un mythe à l'autre, d'une figure antique à un personnage immémorial, un autre concert montre la modernité d'une autre histoire bien connue. Ève-Maud Hubeaux qui incarnera le rôle Judith dans Le Château de Barbe-Bleue (unique opéra de Bartók, qui ne contient que deux rôles chantés) souligne combien la modernité de ce conte de fées se joue dans le livret même de l’opéra, d’autant qu’il permet de revenir à la modernité originelle de cette histoire : “Le livret rend ce poème et ce conte universels. L’histoire narrée dans le conte de Barbe-Bleue est bien entendu éternelle : la question de la liberté, du choix, de l’enfermement parlait il y a 200 ans et nous parlera encore dans 300 ans. Mais l’une des choses qui me plait le plus dans les opéras au tournant XXe siècle, c’est qu’ils changent enfin de sujets et de livrets, en s’écartant des marivaudages et autres histoires d’amour. L’histoire est beaucoup plus intéressante dans Le Château de Barbe-Bleue (ou, pour citer un autre exemple, dans Le Nez de Chostakovitch, ce qui prouve combien l’art lyrique peut prendre des sujets extraordinaires). Lorsque l’intérêt du sujet est ainsi suscité dès le début, cela provoque un engagement du public. Le choix des histoires et des livrets est donc absolument essentiel. Le Château de Barbe-Bleue est tout cela : terriblement actuel avec toutes ces femmes qui ont dénoncé des actions injustifiables (résonnant avec #metoo) et posent la question : comment Judith peut-elle accepter tout ce qu’elle voit et accepter tant de cet homme ? C’est aussi une différence avec l’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas où l’héroïne choisit de partir alors que les autres femmes restent. La Judith de Bartók pourrait ainsi être l’une des autres femmes dans l’Ariane de Dukas, prisonnière de ce syndrome de Stockholm (soit elle est tuée comme les autres, soit elle se résout à rester).
Le Château de Barbe-Bleue est clairement une relecture, mais c’est ce que permettent les contes et c'est ce qui est intéressant avec eux. D’autant que cette réécriture revient en fait davantage aux origines de ces contes qui étaient terribles : dans Cendrillon, les sœurs se coupent les pieds pour entrer dans les chaussures. Je trouve beaucoup plus intéressant que Judith ne soit pas sauvée par de preux chevaliers et hommes de sa famille. C’est pour cela qu’il est toujours pertinent de reprendre les mythes et les morales du passé, d’où l’intérêt aussi de nouvelles compositions et propositions scéniques.”
La Ralentie, enjeu d’aujourd’hui
Cet enjeu, éternel et moderne de raconter est justement ce que questionne, ce à quoi se confronte le projet La Ralentie, pièce de théâtre musical signée Pierre Jodlowski sur le poème homonyme d’Henri Michaux : "C'est un texte relativement ancien, écrit à la fin des années 1930, et qui parle d’une chose essentielle dans nos sociétés d'aujourd'hui : le ralentissement comme quête contemporaine face à notre monde qui va de plus en plus vite, qui est de plus en plus obsédé par l’efficacité, la performance, la communication instantanée dans un flux d’informations qui se recouvrent et disparaissent. La première phrase de ce texte “Ralentie, on tâte le pouls des choses” donne à elle seule l’idée du toucher, d’une conscience de la matière du monde, de chaque chose, objet, être humain ou animal, matériaux, éléments : elles ont toutes un pouls, une âme, un temps. Ralentir permet de les apprivoiser. Ce texte est très particulier en ce qu’il n’est pas narratif, c’est une sorte de rêverie poétique autour du phénomène de ralentissement. Il est découpé en séquences mais qui n’ont pas forcément de sens entre elles. L’idée est d’essayer de donner à ces états qui viennent du texte un écrin le plus juste possible. Le texte de Michaux est présent dans sa stricte intégralité. C’est un texte qui donne une impression très évanescente, liquide, qui nous touche mais glisse entre les doigts comme une étoffe délicate”.
Pour le compositeur, le texte a en effet influé sur la musique et l'acte même de composition : “Ce texte m’a appris à dilater mon langage (j’aime plutôt la vitesse et l’énergie en composition). Lorsqu’on ralentit tellement on devient poreux à de nouvelles temporalités, ralentir rend sensible à l’extrême vitesse de la lenteur. Je n’ai pas utilisé le figuralisme du rallentando de manière explicite, néanmoins certains états ressentis en lisant le texte ont un impact direct dans la composition (pas dans des figures musicales mais dans l’utilisation de l’électronique, des traitements du sons, des vidéos, des lumières). Une première séquence de travail a consisté à identifier des récurrences dans le texte : il y en a avec des listes, des phrases courtes qui donnent naturellement une rythmique. J'en fais des motifs d’états musicaux : pas de thèmes, d'harmonie précise, d'accord thématique, mais la définition de la matière sonore, dense, électrique, percussive. Il a ensuite fallu concevoir les modalités d'interaction entre les deux interprètes (percussionniste et chanteuse), qui a été le fruit d’expérimentations passionnantes avec eux.”
La modernité de la démarche artistique consiste alors et aussi à trouver et créer une mise en scène allant avec la création sonore : “La dramaturgie n’était pas simple à trouver, mais nous l’avons travaillée avec la scénographe Claire Saint-Blancat dans un espace assez simple. La Ralentie ne raconte pas une histoire, mais j’y vois deux personnages : un narrateur et une femme rêvée nommée "Lorellou", qui revient dans le texte. Comme elle n'apparaît pas de manière claire, j’ai choisi de cacher le musicien derrière un paravent durant les 40 premières minutes du spectacle pour travailler sur l’absence. Il franchit le paravent et rejoint la chanteuse au premier plan pour les 20 dernières minutes. Ce dispositif scénique permet de construire différents phénomènes avec des lumières et des vidéos sur le paravent, permettant de jouer de la transparence : c'est un paravent en papier (un rouleau de 8 mètres de large) dans lequel une perforation par de petits pixels (très perforés d’un côté et très peu de l’autre) donne l’impression d’un coup de pinceau : le musicien, en se déplaçant, est ainsi parfois visible et parfois invisible. La dramaturgie se construit donc avec cette idée d'apparition disparition, symbolisant comme un fantôme présent dans la tête de la chanteuse”.
Marque de la modernité, la musique interagit donc avec l'espace et avec d’autres arts, et réunit aussi différents langages : "J'ai filmé les mains du percussionniste Jean Geoffroy et je suis arrivé à l’idée du langage des signes pour questionner la nature même du langage : le texte de Michaux est un langage que l’on ressent plus qu'on ne le comprend. Ces mains, qui étaient conceptuelles, reviennent à la fin du spectacle, quand le percussionniste vient à l’avant-scène : il n’a plus d’instrument, plus que ses mains dont il fait une chorégraphie pour accompagner le chant.
C’est une résonance avec ce texte ésotérique, au sens magique : on ne comprend pas mais on ressent. Le percussionniste a cette fonction magique, rituelle.”
Ce projet est l'occasion pour Pierre Jodlowski de retravailler avec Clara Meloni, qui chantait déjà sur le projet Ombra della Mente (qui a mené à La Ralentie). "Clara Meloni vient de Sardaigne, elle parle très bien français mais conserve une pointe d’accent, ce qui pose d’emblée un subtil et pertinent décalage. Le texte sera pleinement intelligible mais je lui ai demandé de ne pas gommer son expression. Le travail sur les registres chantés se fait alors naturellement avec les solistes : en repérant les ambitus et les trajectoires propices à leur expression. Clara dégage très rapidement une puissante émotion, qu’elle sait travailler et cultiver dans son art. J’ai voulu l’y pousser encore davantage dans la dernière séquence, celle de la rencontre épurée avec le percussionniste qui n’a plus pour jouer que ses mains et un petit cube en bois. La voix de Clara ne dit plus alors que des mots épars et nous avons beaucoup travaillé sur l’épure du texte et la simple présence d’un regard."
Ma Vie Rêvée, création Niçoise
La compositrice de Ma Vie Rêvée, Sarah Procissi est quant à elle un pur produit de la formation artistique et supérieure locale, ce qui a déterminé la genèse du projet et son adaptation à La Diacosmie qu’elle connaît bien : “J'ai rencontré Éric Oberdorff (qui signe le concept et la chorégraphie de ce spectacle) en 2018. J'étais encore étudiante au Conservatoire de Nice où je travaillais la composition électro-acoustique et le oud (deux disciplines qui composeront aussi la musique de Ma Vie Rêvée). L’Université Côte d'Azur a créé un grand projet culturel nommé Abraxa pour réunir les écoles d'art de la région : avec le Conservatoire mais aussi des écoles de design, les beaux-arts, sciences politiques. Éric Oberdorff en était le Directeur artistique : il m'a proposé de faire la musique de son projet "Electric Sheep", notre première collaboration, qui a ensuite mené vers ce projet "Ma Vie Rêvée". L'alchimie a été quasi-immédiate dans la forme artistique et les inspirations. Nos propositions se lient naturellement ensemble : Éric Oberdorff travaille dans l'espace et je travaille d'après des prises de son avec les matières sonores dans les lieux. La musique et la danse créent une harmonie et un lien entre son et mouvement, avec un environnement."
Or ce lieu, qu'elle connaît, sera la Diacosmie, haut lieu pour la production artistique niçoise mais nouveau lieu de représentation axé sur le théâtre musical, le jeune public et l’action culturelle ainsi que sur des formes plus expérimentales (comme l'explique Bertrand Rossi en interview). "J'y suis déjà allée à l'occasion du Festival manca, c'est un endroit qui a un potentiel et qui se prête totalement à notre projet, s'enthousiasme Sarah Procissi. Pour Ma Vie Rêvée, nous avions envie d'utiliser les possibilités de cet espace amovible. Nous allons créer un espace à 270° pour que le public vienne autour de nous (comme dans une arène, mais non close). Cela nous permet aussi de faire une diffusion sonore différente avec un système immersif étudié pour la Diacosmie, qui permet cette mobilité. Le public verra même avant d’accéder à la salle une exposition des photographies d’Éric Oberdorff avec une ambiance sonore des captations effectuées.”
Ce projet plonge ainsi l’auditoire dans un espace, par la démarche du field recording (enregistrement sur le terrain). Ma Vie Rêvée, traitant de la libération, est né dans des interventions et ateliers en maison d'arrêt. Des prises de son y ont été effectuées et la compositrice a également capté “tout ce qui pouvait évoquer la prison : des éléments métalliques, impacts, cliquetis (avec des crochets, mousquetons), beaucoup d'ambiances aussi liées aux cordes pour évoquer la tension (résonnant avec des clusters au piano, du violon, de la guitare, du saranghi, donc aussi des éléments instrumentaux à cordes). Des éléments organiques évoquent l'humain (souffle, murmures, paroles) et jouent sur l'espace (avec des sons compressés et d'autres plus ouverts). Des nappes abstraites servent de trame. Ma Vie Rêvée évoque ainsi l'enfermement et la libération. La trame suit les états physiques et émotionnels du danseur Éric Oberdorff. Les outils électro-acoustiques permettent ensuite de les faire librement évoluer sur les mouvements de corps et états émotionnels du danseur Éric Oberdorff.”
Là encore, le contemporain parle de notre temps est nous parle : “Cette pièce naît du monde carcéral mais nous concerne tous car nous sommes tous confrontés à ces questions et ces états émotionnels de se sentir enfermé (dans son corps, dans des dysphories entre sa vie intérieure et extérieure, comme des rêves peuvent nous guider ou rester inaccessibles).”
La place du chef dans le répertoire contemporain
Le sens de la musique contemporaine se joue ainsi dans ses directions : “La place du chef est toujours essentielle mais elle est capitale dans une œuvre comme Le Château de Barbe-Bleue où le souffle qu’il donne influence profondément l’orchestre et les chanteurs, explique Ève-Maud Hubeaux. Ce seront des retrouvailles avec le chef Marko Letonja après le cycle Les Nuits d'été de Berlioz et Le Vaisseau fantôme de Wagner à Strasbourg. J’avais beaucoup apprécié la manière dont il dirigeait avec une grande sobriété et précision. Nous avions retrouvé ensemble cette ligne de conduite même dans du romantisme avec une sobriété très probe et une mise en exergue de la musique. J’ai beaucoup aimé cette notion de valoriser l’interprétation et de servir la musique, elle est très précieuse dans cette œuvre de Bartók où on peut facilement se perdre dans certains excès : la musique est tellement puissante, l’orchestration est si riche que je me réjouis d’avance de cette sobriété. Je sais d’avance que sa recherche de la minutie de l’intérieur de la note va apporter une lumière, celle qui luit et qui contraste dans ce château.”
Le chef est aussi au cœur du dispositif pour les deux créations électro-acoustiques du festival, où ce sont les compositeurs qui tiennent les commandes (non pas d’une baguette mais d’une console) comme l’explique Pierre Jodlowski : “J’agis et j’interagis un peu comme un chef, avec une console numérique et une quinzaine de potentiomètres pour baguette, sur cette matière pour soutenir les intensités, dilater, ralentir, accélérer. Je peux faire évoluer les sons électro-acoustiques par haut-parleurs, les niveaux d'amplifications, les lumières, etc. Tout est dans un équilibre très fragile demandant de trouver la bonne épaisseur et intensité dans l’organicité.”
Il en va de même pour la compositrice Sarah Procissi avec Ma Vie Rêvée : “Je tisse la trame électro-acoustique en direct avec mes contrôleurs. Je peux créer des ruptures, envahissements ou des climax, avec aussi des sons repères (comme par exemple un élément de cordes, qui revient après avoir été transformé dans des résonateurs, traduisant aussi une transformation du personnage) le tout en direct sur scène. La pièce finit dans le cadre intime d’un moment au oud acoustique : je sors alors de mes machines et je me rapproche du danseur.
Créer et recréer, de Fabula au Château de Barbe-Bleue
La programmation à l’Opéra de Nice défend le répertoire de musique contemporaine et la création dans un même geste, avec des créations, mais aussi des recréations et des pièces qui font partie du répertoire mais ont peu d’occasions de montrer leur modernité. Le concert des 19 et 20 novembre proposera même de réunir la modernité du Château de Barbe-Bleue (composé par Bartók il y a 110 ans) avec une création mondiale, Fabula de Daniel D’Adamo qui questionnera lui aussi le mythe et la fable. Une démarche que soutient pleinement Ève-Maud Hubeaux, qui chantera donc Judith dans le même concert que la création Fabula : “Il est nécessaire et indispensable qu’on continue de créer et de recréer. Il faut rappeler que la musique classique est vivante et continue. L’interprète se doit de donner autant d’amour et de force aux créations qu’au répertoire. C’est aussi vraiment un devoir comme musicien de défendre toutes les musiques par respect pour les compositeurs et les publics. Toutes méritent d’être entendues, même si le plaisir ressenti n’est pas forcément de la même nature.”
Un raisonnement et un engagement que poursuit Léo Warynski : “Il n’y a peut-être jamais eu autant de créations, mais les reprises sont capitales pour honorer ces musiques et ces œuvres. On veut de la nouveauté mais ce sont les reprises qui font vivre les œuvres. C’est tellement essentiel et plaisant pour nous en tant qu'interprètes, car cela permet de creuser une interprétation, d’améliorer. En rejouant ainsi Akhnaten à l'Opéra de Nice, nous reprenons complètement une production qui avait été jouée, mais à huis clos [notre compte-rendu, ndlr]. Il est d'autant plus précieux de pouvoir le jouer enfin devant du public et de pouvoir le rejouer, d’autant que c'est une musique qui demande beaucoup de temps d'imprégnation. Le Cosmicomiche était pour sa part une œuvre qui n'avait été jouée qu'une seule fois, pour sa création à Toulon [notre compte-rendu, ndlr]. J'apprécie énormément que Bertrand Rossi reprenne ainsi ces productions, pour le public et pour les artistes.”
La musique contemporaine est ainsi essentielle pour composer un nouveau répertoire, mais aussi pour résonner avec le répertoire, et même pour nourrir l'interprétation du répertoire. La musique contemporaine sert le répertoire : déjà parce que les créations doivent avoir vocation à entrer dans les catalogues des maisons, ensuite parce que le travail du répertoire contemporain nourrit les interprètes lorsqu’ils “reviennent” aux classiques. Ève-Maud Hubeaux se replonge aussi dans d’autres rôles traditionnels du bel canto et témoigne des liens qu’elle y trouve ainsi : “Pour la modernité musicale de Bartók, les attentes en termes de chant et de couleurs sont très riches : il faut même se permettre des effets vocaux expressifs apparemment inesthétiques, qui élargissent la voix et la palette, et nourrissent les effets lorsqu’on revient au bel canto. Cette richesse est très intéressante avec la musique contemporaine. Je chante en ce moment Eboli, très différemment de la manière dont je la chantais avant de faire ces créations contemporaines. J’ai aussi repris Carmen et je retrouve des inflexions, des couleurs de parlé-chanté que je ne faisais pas avant”.