Alain Perroux, Directeur de l’Opéra du Rhin : « La puissance rassembleuse du récit parcourra la saison 21-22 »
Alain Perroux, depuis votre prise de fonction en janvier 2020, le monde de l’opéra a été bouleversé par la pandémie : comment avez-vous vécu ce début de mandat ?
La situation nous a obligés à nous adapter en permanence. La crise est survenue deux mois et demi après mon arrivée. Je n’étais alors qu’à temps partiel puisqu'encore engagé avec le Festival d’Aix-en-Provence [où il était Conseiller artistique depuis 2009, ndlr] : c’est le fonctionnement que nous avions trouvé pour permettre mon entrée en fonction très rapide après ma nomination en décembre 2019. Le point positif est que, ne pouvant voyager et étant depuis l’été dernier installé à Strasbourg, j’ai pu vraiment apprendre à connaître la maison et les équipes. Une partie des salariés étaient en télétravail et j’ai dû construire ma première saison par téléphone ou en visio uniquement : c’était un peu particulier. Finalement, cette crise a montré la faculté d’adaptation des opéras, qui passent pour de grandes machines difficiles à faire bouger : les équipes ont démontré qu’elles arrivaient à s’adapter.
Quelles ont été les conséquences sur la saison qui se termine ?
Nous avons pu jouer presque normalement, avec des protocoles très stricts, tous les spectacles du début de saison jusqu’au deuxième confinement. Ensuite, nous avons filmé des spectacles, nous avons réalisé une création mondiale en direct sur France Musique, nous avons fait tourner des formes légères dans des lieux plus petits : nous nous sommes réinventés. Il a fallu s’adapter en permanence, changer les plannings jusque très tard. Cela a permis de vérifier que l’Opéra National du Rhin est une maison solide, avec des équipes très investies, qui n’ont jamais perdu le moral. Nous espérons désormais voir le bout du tunnel.
Quelles seront les conséquences à plus long terme sur le plan financier ?
Nous arrivons à équilibrer les comptes grâce aux dispositifs d’aide dont nous avons pu bénéficier. L’équilibre a ainsi pu être atteint sur 2020. L’exercice 2021 est plus compliqué car lorsqu’un spectacle est capté, nous avons de la dépense mais pas de recettes de billetterie en face. Nous arrivons toutefois à atténuer certaines charges : si nous pouvons rouvrir et que le public nous suit, nous devrions nous en sortir sans trop de dommages.
Et sur le plan artistique ?
Il va y avoir des conséquences jusqu’en 2025 du fait des reports de productions. Dès lors que des investissements ont été consentis, que les décors et les costumes ont commencé à être confectionnés, je trouve important et même évident que les productions puissent être jouées, même si ce ne sont pas des spectacles que j’ai programmés moi-même. J’ai toutefois veillé à ce que les reports ne compromettent pas les équilibres des saisons suivantes. Par exemple, nous avions dû annuler deux créations mondiales (Until de Lions de Thierry Pécou et Hémon de Zad Moultaka), non coproduites qui plus est. Ces deux ouvrages seront donc joués devant un public, mais pas sur la même saison. En effet, il est important de déployer chaque saison une grande diversité d’époques, d’esthétiques, de formes, de langages afin de refléter la richesse du théâtre en musique.
Quel est selon vous l’ADN de l’Opéra National du Rhin ?
L’Opéra National du Rhin a été une très belle utopie, mais qui est devenue réelle : nous célèbrerons l’an prochain les 50 ans de la structure dont les statuts ont été signés en septembre 1972. Son idée, pionnière en France, consistait à rassembler trois institutions et trois villes en une seule structure afin de les rendre plus fortes. L’Opéra de Strasbourg a une histoire très ancienne et prestigieuse : de grands artistes s’y sont produits, comme Richard Strauss. Cette riche histoire se ressent dans l’attachement des Strasbourgeois aux institutions culturelles, attachement qui s’est transmis de génération en génération. Il y a une tradition plus récente à Mulhouse, avec une autre sociologie. L’Opéra du Rhin sait ainsi parler à un public connaisseur autant qu’à un public néophyte. Cela fonctionne grâce à un travail gigantesque effectué depuis plusieurs décennies, notamment par le service Jeunes publics, et qui porte des fruits : le tiers de notre public a moins de 25 ans (si l’on compte les représentations scolaires et les générales publiques). Un autre élément d’ADN de cette maison est qu’elle a toujours donné de nombreuses créations françaises (c’est la première scène française où ont été représentés et mis en scène La Femme sans ombre, ou encore La Ville morte). Cela me tient à cœur car, autant j’aime le grand répertoire et je souhaite le revisiter régulièrement, autant je suis très attaché aux chefs-d’œuvre méconnus. J’ai ainsi fait un mémoire de maîtrise sur Schreker, dont le premier opéra donné en France, Der ferne Klang, l’a été en 2012 ici à Strasbourg. Nous aurons donc trois créations françaises la saison prochaine : La Reine des neiges d’Abrahamsen, Stiffelio de Verdi et Les Oiseaux de Braunfels.
Au-delà de ces créations françaises, en quoi votre projet s’adapte-t-il à cet ADN ?
J’ai proposé de concevoir des programmations très fédératrices, rassembleuses, ou inclusives comme on le dirait aujourd’hui. C’est devenu d’autant plus nécessaire après avoir traversé cette très longue période où le contact était interdit. Nous allons avoir une soif de nous rassembler. Ce sera l’occasion aussi d’aller à la rencontre de nouveaux publics par le biais d’une programmation que j’ai voulue très diverse, avec de la comédie musicale, des grands titres et des opéras méconnus mais dont les titres peuvent être attractifs, comme c’est le cas de La Reine des neiges. Cette diversité dans la programmation correspond certes à mes goûts très éclectiques, mais surtout au devoir que l’on a de s’adresser à des publics très divers. Cela tombe bien : l’opéra, et plus généralement le théâtre en musique, offre un immense éventail de styles. Il y en a pour tous les goûts. Dans cette même idée, je me suis efforcé de programmer des œuvres de toutes les époques, depuis l’Orfeo en version de concert jusqu’à La Reine des neiges, qui est le dernier chef d’œuvre en date puisqu’il a été créé en octobre 2019 à Copenhague, sans oublier la création mondiale d’un ballet de Philip Glass et d’un opéra pour enfants avec Les Rêveurs de la lune de Howard Moody.
Vous offrez une nouvelle édition au Festival Arsmondo créé par Eva Kleinitz : qu’est-ce qui vous intéresse dans ce concept ?
Quand on pose la question de l’ADN d’une maison, on parle de son identité. Celle-ci se compose d’un héritage mais aussi de tout ce que l’on construit au fil du temps. Le Festival Arsmondo a été créé assez récemment par Eva Kleinitz : interdisciplinaire, il s’articule autour de la culture d’un pays lointain. Après le Japon, l’Argentine, l’Inde et le Liban, nous allons poursuivre avec ce Festival en élargissant la focale et en nous intéressant à des cultures transnationales : en mars 2022, c’est la culture tsigane qui sera à l’honneur. Lorsque j’ai eu cette idée, j’ignorais qu’il y a un lien assez fort entre les gens du voyage et la région alsacienne : il y a d’ailleurs tout un quartier de Strasbourg où des gens du voyage se sont sédentarisés ou semi-sédentarisés (c’est-à-dire qu’ils passent la moitié de l’année dans une maison et la moitié de l’année sur les routes). Ainsi, c’est à la fois un sujet d’hier et d’aujourd’hui : il y a toujours eu une fascination pour les Bohémiens, les Roms ou les Tsiganes, parmi tous les noms qui leur sont donnés. On peut y associer des musiques populaires ou savantes, des films, etc.
Quels sont les axes de réflexion qui ont guidé vos choix ?
Je me suis interrogé sur ce qui fédère aujourd’hui des publics très divers, quel que soit leur âge, leur classe sociale. J’ai personnellement découvert l’opéra vers 10 ou 11 ans. Je ne sais pas d’où cette passion m’est venue car elle ne venait pas de ma famille. J’avais une grande sensibilité à la musique classique, mais je me suis aussi passionné pour des histoires, comme le Ring de Wagner. L’être humain s’est toujours réuni autour d’histoires. Dans son essai Sapiens, Yuval Noah Harari raconte que c’est la faculté à inventer des fictions qui a permis à Homo Sapiens de s’imposer sur les autres espèces d’hominidés. La fiction permet de fédérer les énergies de centaines de milliers de personnes. C’est ce qui a permis à Sapiens de construire des villes, puis des civilisations, ce dont Néandertal était incapable. Les grandes mythologies, les chansons de gestes, les contes touchent tout le monde : aujourd’hui, mes amis de 65 ans me parlent des mêmes séries que mes amis de 25 ans. Et plus les séries sont dans l’inflation narrative avec plein d’histoires qui s’enchevêtrent, plus elles rassemblent. Je le vois également au théâtre, où le récit est revenu, avec des auteurs-metteurs en scène comme Wajdi Mouawad, Joël Pommerat, Robert Lepage ou encore Alexis Michalik, qui écrivent des pièces hyper-narratives. Nous allons donc raconter des histoires, des contes, y compris à travers les récitals. Côté opéra, nous aurons La Reine des neiges, conte d’Andersen fameux qui contient de nombreuses histoires enchâssées ou encore L’Enfant et les Sortilèges de Colette et Ravel. Nous visiterons les mythes que sont Carmen mais aussi Roméo et Juliette à travers West Side Story de Bernstein. Le ballet présentera en création mondiale Alice d’après Alice au Pays des merveilles sur une nouvelle partition de Philip Glass. Ce fil de la puissance rassembleuse du récit parcourra la saison.
Avez-vous plutôt invité des artistes fidèles à la maison ou de nouvelles figures à faire découvrir à votre public ?
Les lignes artistiques défendues par les personnes qui m’ont précédé, que ce soit Eva Kleinitz ou Marc Clémeur, se sont construites avec des artistes que j’aime beaucoup. Mais ce changement de direction est aussi l’occasion d’un renouvellement : certains artistes qui ont beaucoup travaillé dans la maison seront moins présents. Nous verrons tout de même, par exemple, le retour de Barrie Kosky avec West Side Story après son Violon sur le toit qui a été un triomphe absolu fin 2019 et celui de Ted Huffman après 4.48 Psychosis. Mais j’avais envie d’inviter des gens qui n’avaient jamais travaillé ici : comme toujours, c’est un équilibre à trouver.
Comment avez-vous construit vos plateaux vocaux ?
J’essaie toujours de choisir des artistes complets : il faut les voix, les musicalités nécessitées par la partition et qui touchent le public, avec le sens du style et des langues, mais aussi des personnalités scéniques. C’est l’une des choses que j’ai apprises au Festival d’Aix-en-Provence. Cela se fait toujours dans un dialogue avec les chefs et les metteurs en scène, même si c’est Claude Cortese [le Directeur de la production artistique de l’Opéra du Rhin, ndlr] et moi qui arbitrons au final. D’autant que Claude a une vraie expérience de Directeur de casting forgée à Angers Nantes puis à Nancy. À nous deux, nous avons un bon réseau et des goûts très compatibles. Sur cette première saison, nous avions une contrainte de temps forte : il a fallu s’adapter aux disponibilités des artistes.
La saison démarrera donc avec La Reine des neiges d’Abrahamsen, dont ce sera la création française : qu’est-ce qui vous a donné envie de présenter cet ouvrage ?
Ce sera une nouvelle production qui sera donnée au moment du Festival Musica. Il s’agira de la troisième production dans l’histoire de l’œuvre qui n’a été créée qu’en 2019 : c’est toujours bon signe quand un opéra contemporain fait ainsi l’objet d’autant de productions différentes. Cela veut dire que c’est une œuvre intéressante. À mon sens, c’est un chef-d’œuvre. La musique est très accessible, puissante, évocatrice. Abrahamsen est l’un des grands compositeurs de notre temps, pas assez connu en France. Il est par exemple vénéré par Barbara Hannigan ou George Benjamin. L’opéra est très proche du conte d’Andersen, et n’a donc rien à voir avec Walt Disney. C’est un conte fascinant, mystérieux à certains endroits, presque surréaliste, très poétique. Copenhague a créé l’œuvre dans une version en danois mais Abrahamsen avait d’abord conçu sa partition pour un livret en anglais, taillé sur mesure pour Barbara Hannigan. Il m’a donc lui-même conseillé de reprendre la version en anglais et non celle de la création, d’autant que le danois est une langue très difficile à chanter : cela nous ouvrait de plus grandes possibilités en termes de chanteurs.
Justement, que pouvez-vous nous dire du plateau vocal ?
Nous accueillerons Rachael Wilson qui a participé à la création à Munich dans le rôle de Kay. C’est Lauren Snouffer qui interprètera le rôle principal de Gerda, qui est très exigeant et très long. Elle a chanté beaucoup de musique baroque mais aussi de la musique d’aujourd’hui. Je la connais depuis de nombreuses années, car je l’avais engagée comme doublure de Barbara Hannigan quand elle sortait tout juste de son université américaine, pour la création de Written on Skin. Elle a d’ailleurs fini par chanter le rôle au Capitole de Toulouse quand Barbara était malade, puis dans de nouvelles productions à Philadelphie et à Tanglewood sous la direction du compositeur George Benjamin. C’est la chanteuse parfaite : la voix est somptueuse, facile à la fois dans l’aigu et le grave, très homogène. Elle chante avec une justesse absolue, de manière nuancée et phrasée, et elle est très solide sur le plan solfégique. De plus, elle a un physique de jeune fille et sera parfaite pour ce rôle. Le personnage de la Reine des neiges, écrit pour une basse profonde, sera interprété par le fantastique David Leigh, qui avait chanté le Commandeur à Aix en 2017 [lire notre compte-rendu]. Il est assez jeune encore, mais il se dirige déjà vers des grands rôles, wagnériens notamment.
L’ouvrage sera mis en scène par le duo James Bonas et Grégoire Pont : pourquoi avoir fait appel à eux ?
Ils vont développer un spectacle tout à fait particulier. Je savais dès le départ que l’orchestre ne rentrait pas dans la fosse de l’Opéra de Strasbourg car la partition requiert 85 musiciens. Je cherchais donc des artistes prêts à travailler avec un orchestre intégré dans l’image scénique. Il se trouve que c’est ce qu’ont fait James Bonas et Grégoire Pont à l'Auditorium de Lyon pour l’Enfant et les sortilèges [lire notre compte-rendu]. Il y aura des éléments de décors, des accessoires, des costumes. La scène sera animée à travers différents rideaux de tulle sur lesquels seront projetées des animations. Ils poursuivront donc leur travail en allant encore plus loin. D’autant que, cette fois, il ne s’agit pas d’une proposition spécifiquement pour les enfants.
Vous avez confié la direction musicale à Robert Houssart, qui a déjà dirigé la création à Copenhague : était-ce important de garder cette continuité ?
Je me suis posé la question, j’ai exploré différentes pistes et j’en ai discuté avec Abrahamsen lui-même. C’est une partition extrêmement complexe, qui demande beaucoup de travail de la part de tout le monde : les chanteurs, le chœur et l’orchestre. Il était important de travailler avec quelqu’un qui connaisse cette musique. Il se trouve que la création s’est très bien passée avec l’Orchestre de l’Opéra royal de Copenhague, nous avons eu un très bon contact et il a la pleine confiance du compositeur.
Vous donnerez un autre spectacle basé sur l’œuvre d’Andersen : de quoi s’agit-il ?
Nous aurons en effet quelques autres événements autour d’Abrahamsen et d’Andersen, dont une œuvre assez rare mais qui a déjà été donnée en France et que nous jouerons en concert avec notre Opéra Studio : La Passion de la Petite fille aux allumettes de David Lang, qui est un magnifique oratorio, rencontre entre les passions de Bach et le conte d’Andersen.
En octobre, vous présenterez une autre création française avec Stiffelio de Verdi. Comment expliquez-vous que l’œuvre n’ait jamais été donnée en France ?
Stiffelio est du très bon Verdi. L’ouvrage est peu connu à cause de la censure de l’époque qui a obligé Verdi à ranger cette partition dans un tiroir où elle a été oubliée pendant longtemps. Elle a été redécouverte dans les années 1960. Lorsque j’ai su que Stiffelio n’avait jamais été donné en France, je n’en revenais pas. Je n’avais pas souvenir d’une production en France, mais je pensais que l’ouvrage avait dû être donné en concert : nous avons cherché mais nous n’en avons pas trouvé trace.
La mise en scène sera réalisée par Bruno Ravella : qu’en attendez-vous ?
Je cherchais un bon directeur d’acteur, qui soit sensible à la musique verdienne. Bruno Ravella a mis en scène un magnifique Werther à Nancy [lire notre compte-rendu]. Il nous a proposé un projet très prometteur. Nous pourrons compter sur des chanteurs qui commencent à faire parler d’eux, notamment Jonathan Tetelman, magnifique ténor que j’ai entendu en audition il y a quelques années à New York et qui vient de connaître un grand succès dans Francesca de Rimini à l’Opéra allemand de Berlin.
Avec qui sera composé le reste du plateau vocal ?
Hrachuhi Bassenz interprètera Lina. C’est une grande lyrico spintoarménienne, qui est en troupe à Nuremberg mais qui se produit de plus en plus à l’international, notamment à Covent Garden où elle a chanté de grands rôles verdiens. Elle a une magnifique voix pour ces emplois-là, avec une vraie ligne bel cantiste. Le baryton uruguayen Darío Solari, qui interprète beaucoup de Verdi lui aussi, chantera le rôle de Stankar.
Vous présenterez ensuite Carmen : est-ce important de donner aussi des grands classiques ?
Carmen n’a plus été donné ici depuis 20 ans : il était temps de le présenter de nouveau. Il s’agira de la production de Jean-François Sivadier créée à Lille en 2010 mais qu’il viendra recréer avec nous : il sera là pour toute la période de répétition.
Qui seront les principaux chanteurs de cette production ?
Nous aurons une distribution très française : Stéphanie d’Oustrac, qui avait créé le spectacle à Lille, interprétera le rôle-titre. Mais comme elle sera en même temps en répétition pour la reprise de la Carmen de Tcherniakov à Bruxelles, elle alternera avec Antoinette Dennefeld, une artiste de la région, très talentueuse et qui a beaucoup de tempérament. Edgaras Montvidas sera Don José : c’est un excellent chanteur et comédien. La distribution sera complétée par Régis Mengus, Anas Séguin, Guilhem Worms ou encore Judith Fa. L’orchestre sera quant à lui dirigé par Marta Gardolińska que j’ai entendue dans Görge le rêveur à Nancy [lire notre compte-rendu] et que j’ai trouvée formidable.
Troisième création française de la saison, Les Oiseaux de Braunfels sera une découverte pour la majorité du public : comment décririez-vous cette œuvre ?
C’est un ouvrage que j’aime beaucoup, que je connais depuis le disque Decca Entartete Musik sorti dans les années 90. Lorsque je travaillais au Grand Théâtre de Genève avec Jean-Marie Blanchard entre 2001 et 2009, nous avions programmé Les Oiseaux en 2004 dans une mise en scène de Yannis Kokkos : nous ne remplissions pas pour les premières représentations mais le bouche-à-oreille et la presse ayant fait leur effet, nous refusions du monde à la dernière. On se passait le mot : de la musique extraordinaire était jouée au Grand Théâtre. Je m’étais alors dit qu’il faudrait un jour donner cette œuvre en France : je l’ai fait dès que j’en ai eu l’occasion. C’est un ouvrage peu connu en France, mais sa musique est somptueuse et son livret très original. Braunfels a repris la pièce d’Aristophane en la transformant beaucoup : ce n’est plus uniquement une pièce satirique, mais une fable sur l’échec des utopies.
Qui en seront les maîtres d’œuvre ?
Ce sera un projet nouveau de Ted Huffman, qui est l’un des metteurs en scène les plus intéressants de sa génération. L’orchestre sera dirigé par Aziz Shokhakimov, le nouveau Directeur musical et artistique de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, très à l’aise dans ce langage postromantique. L’une des représentations sera toutefois confiée à Sora Elisabeth Lee, une jeune cheffe d’orchestre de notre Opéra studio dans lequel j’ai créé un nouveau poste de chef d’orchestre assistant, en plus des huit chanteurs et des deux chefs de chant habituels. Elle dirigera d’ailleurs également un concert pour les familles de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ainsi qu’un concert participatif autour de la Marseillaise.
Qui seront les chanteurs de cette production ?
La soprano colorature canadienne Marie-Eve Munger chantera le rôle du Rossignol, et le ténor finlandais Tuomas Katajala sera Bonespoir : deux artistes très fins qui sont aussi des bêtes de scène. Cody Quattlebaum interprétera Fidelami : c’est un baryton-basse américain avec beaucoup de personnalité et une très belle voix, qui est passé par l’Opéra studio de Zurich. Josef Wagner sera Prométhée, un artiste que j’aime beaucoup, l’un des meilleurs barytons-basses d’aujourd’hui. Enfin, Christoph Pohl tiendra le rôle du Roi Huppe.
Que présenterez-vous pour le Festival Arsmondo du mois de mars dédié à la culture tsigane ?
Pour cette édition, j’ai imaginé un diptyque composé de L’Amour sorcier de Manuel de Falla (dans la version de 1915 pour petit orchestre) et le Journal d’un disparu de Janáček. Nous aurons une vraie cantaora qui s’appelle Rocío Márquez pour chanter le rôle de Candela. Le Journal d’un disparu sera joué dans une nouvelle orchestration que j’ai commandée à Arthur Lavandier en lui demandant de partir de l’effectif que nous aurons pour L’Amour sorcier. Il peut paraître étonnant d’associer ces deux œuvres, qui ne sont d’ailleurs pas des opéras à proprement parler, mais cela rentre dans une logique de décloisonnement. Elles ont d’ailleurs des points communs : ce sont des œuvres très singulières, inclassables, de la même époque, qui ont chacune un personnage de Tsigane au centre de l’intrigue : L’Amour sorcier donne la vision d’une femme tandis que c’est celle d’un homme dans Le Journal d’un disparu.
À quoi ressemblera cette production ?
J’ai fait appel à un metteur en scène américain très peu connu en France et même en Europe, Daniel Fish. Il est pourtant très reconnu en Amérique. J’avais vu un spectacle de lui dans le "off" Broadway, qui m’avait beaucoup marqué. C’était une version revisitée d’Oklahoma de Rodgers et Hammerstein, emblème de la comédie musicale américaine. Il en avait fait un spectacle très moderne avec un regard acéré sur l’Amérique d’aujourd’hui, et qui a eu tant de succès dans le "off" qu’il est passé dans le "in". Nous avons beaucoup discuté ensemble bien que jamais en face-à-face à cause de la pandémie. Ce projet l’a intéressé et il l’a pris à bras-le-corps. Il fera un seul spectacle de ces deux opus et travaillera avec le chorégraphe espagnol Manuel Liñán, qui part de la tradition flamenca en la réinterprétant, en inversant les codes de genre qui y sont prégnants. Il dansera dans le spectacle, accompagné de six autres danseurs.
La production de Cosi fan tutte qui aurait dû être présentée la saison dernière sera le second et dernier grand classique de la saison. Comment décririez-vous ce spectacle ?
La production de David Hermann est un beau projet, très intelligent, sur une pièce que j’adore. Il renonce à l’unité de temps qui était la convention à l’époque pour raconter l’histoire sur plusieurs décennies, entre 1913 et 1950. Le livret raconte dès lors un mûrissement des personnages qui sont au début un peu écervelés. Il y aura un gros travail sur les costumes, qui a d’ailleurs déjà débuté.
Qui seront les solistes vocaux ?
Nous accueillerons Gemma Summerfield en Fiordiligi, Ambroisine Bré en Dorabella, Nicolas Cavallier en Don Alfonso, Björn Bürger en Guglielmo et Jack Swanson (que j’avais découvert dans une version concert de Candide au TCE) en Ferrando. L’œuvre sera dirigée par Duncan Ward.
Fin mai, vous présenterez West Side Story de Bernstein : pourquoi avoir choisi la production de Barrie Kosky ?
Ce sera je pense un événement. Ce n’est pas une production nouvelle puisqu’elle a été créée en 2013 à l’Opéra comique de Berlin, mais elle n’avait jamais été donnée ailleurs. J’en avais parlé à Barrie Kosky avant même ma nomination : il m’avait découragé en m’expliquant que les ayants-droits avaient refusé toutes les demandes d’autres théâtres car ils privilégient la version originale, qui a notamment été donnée au Châtelet. Après le triomphe du Violon sur le toit, j’ai discuté avec la représentante de MTI (qui gère les droits de la plupart des comédies américaines) en France. Elle m’a demandé quelle autre comédie musicale j’aimerais monter et je lui ai parlé de la production de Barrie Kosky : elle a finalement convaincu les ayant-droits. Nous serons donc les premiers à donner ce spectacle en dehors de sa maison d’origine.
À quoi ressemble cette production ?
J’aime beaucoup ce spectacle car Barrie Kosky a tenu à montrer la permanence de West Side Story : il en fait une œuvre d’aujourd’hui, avec des costumes d’aujourd’hui pour parler des métropoles d’aujourd’hui (n’importe quelle métropole et pas nécessairement New York), avec les mélanges sociaux qui les composent. Le dispositif scénique est assez simple : c’est une boîte noire avec une tournette et des lumières qui sculptent l’espace. Ensuite, ce sont les corps qui habillent la scène : il est important d’avoir du monde sur le plateau. Nous aurons la chance de pouvoir travailler avec notre Ballet, dont le Directeur Bruno Bouché aime les projets conjoints. Ce seront de nouvelles chorégraphies d’Otto Pichler qui est le complice de Barrie Kosky et qui cosigne d’ailleurs la mise en scène de ce spectacle. Pour les rôles secondaires, nous avons besoins d’acteurs-chanteurs-danseurs : nous allons organiser des auditions à Paris car il y a maintenant un vivier de jeunes talents, qui reflète d’ailleurs mieux la diversité de la société française que nos conservatoires de musique. Quelques-uns de nos artistes du chœur seront également impliqués. L’Orchestre Symphonique de Mulhouse sera dirigé par David Charles Abell, un disciple de Bernstein que je connais depuis 20 ans. Il maîtrise cette musique mieux que personne et a même contribué à une édition critique.
L’Enfant et les Sortilèges voyagera en Alsace : pouvez-vous décrire ce projet ?
Nous allons en effet déployer un nouveau dispositif, l’Opéra nomade, qui est une production de chambre itinérante. Il s’agira de L’Enfant et les Sortilèges dans la version de Didier Puntos pour quatre instrumentistes et huit chanteurs qui seront issus de notre Opéra Studio. Cette production sera donnée dans nos trois villes mais dans des théâtres différents : elle sera créée à la Comédie de Colmar, où notre Opéra Studio est en résidence et dont la co-Directrice Emilie Capliez assurera la mise en scène, puis nous irons dans la périphérie de Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre, et à Mulhouse, avant d’aller sur les routes du Grand Est, à Sainte-Marie-aux-Mines, à Mutzig, à Bar-le-Duc. C’est une manière d’aller à la rencontre des publics qui ne vont pas spontanément à l’opéra. Ce dispositif sera reconduit chaque année.
Vous proposerez également l’opéra participatif Les Rêveurs de la lune de Howard Moody : de quoi s’agit-il ?
Howard Moody est un compositeur qui fait de très belles partitions participatives. Celle-ci s’inspire de La Conférence des oiseaux. Nous allons travailler avec la Maîtrise du Conservatoire, des chorales d’écoles et quelques solistes de notre Studio. La production sera mise en scène par Sandra Pocceschi et Giacomo Strada. Les enfants seront préparés à l’école : il y aura tout un travail de répétition.
Y aura-t-il des opéras participatifs chaque année ?
Je suis un fervent prosélyte de l’opéra participatif. La pratique peut susciter des vocations, et c’est une manière de faire aimer l’opéra et la musique aux jeunes. Quand les enfants sont sur scène, cela fait également venir leurs familles, qui ne franchissent pas forcément spontanément les portes de l’opéra : ce sont des opérations positives à tout point de vue. De plus, elles donnent lieu à des objets artistiques de très bonne qualité. J’ai notamment été marqué par la création à Aix du Monstre du labyrinthe : le spectacle de Marie-Eve Signeyrole [lire le compte-rendu de sa reprise à Montpellier] était de grande qualité avec des moyens très limités. Je rêve de le reprendre ici, mais il demande un travail d’organisation et de logistique phénoménal. Je ne désespère pas que nous puissions le faire sur une saison ultérieure. Quoi qu’il en soit, nous aurons de l’opéra participatif sur une base annuelle, mais sous différentes formes.
Justement, dans une autre forme de concert participatif, vous préparez un événement autour de La Marseillaise de Berlioz : de quoi s’agira-t-il ?
Nous invitons le public à venir à l’Opéra chanter la Marseillaise avec l’accompagnement de Berlioz parce qu’il y aura une grande exposition sur la Marseillaise au Musée de la Ville de Strasbourg : c’est en effet ici que Rouget de Lisle a écrit cet hymne. Les gens vont venir sans préparation, vont répéter un peu avec la cheffe d’orchestre de notre Opéra Studio, puis on leur fera entendre une version de Zoltán Kodály en hongrois et tout le monde chantera les sept strophes de la partition de Berlioz. C’est un concert que nous ferons deux fois dans la même journée.
Leonardo Garcia Alarcon donnera l’Orfeo de Monteverdi en version de concert : quelle place ce spectacle prend-il dans la saison que vous avez conçue ?
J’aimerais que l’on donne de l’opéra baroque chaque année à l’Opéra du Rhin avec des ensembles spécialisés. Il y en a eu par le passé, notamment avec Christophe Rousset, mais seulement une année sur deux ou trois. L’opéra baroque représente en effet des charges très lourdes car il nous oblige généralement à engager un orchestre spécialisé, qui coûte cher en cachets et en défraiement, alors que nos orchestres habituels nous mettent des services à disposition. Mais si l’on veut montrer la diversité du répertoire, on ne peut se passer du répertoire baroque qui recouvre 150 ans de créations lyriques.
Qui seront les interprètes de ce concert ?
Leonardo viendra avec des fidèles parmi ses chanteurs : Valerio Contaldo dans le rôle d’Orphée, Mariana Flores en Eurydice, Giuseppina Bridelli en Messagère et Anna Reinhold en Espérance et Proserpine.
Vous poursuivrez enfin l’habitude de la maison de proposer des récitals prestigieux, avec Degout, Devieilhe, Brownlee, Deshayes ou encore Orliński : qu’apporte cette pratique à la saison opératique ?
Nous avons en effet une belle série de récitals à l’Opéra du Rhin : il y a un public pour cela, et je m’en réjouis car c’est une forme à laquelle je tiens et je crois. Mais les récitals, un peu partout, perdent du public : il faut en repenser la forme en trouvant des concepts semi-scéniques ou avec des artistes qui s’adressent au public. Dans cet esprit, Konstantin Krimmel et Lambert Wilson vont déployer une soirée de ballades gothiques avec de grands classiques du genre auxquels Konstantin Krimmel a dédié un très bel album et qui comprendra notamment Le Nain de Schubert et Le Roi des Aulnes de Loewe. Mais le modèle de la ballade romantique, c’est Lénore de Bürger dont Liszt a composé une version mélodrame au piano et que Nerval a traduit quatre fois, dont l’une en vers : Lambert Wilson va donc, pour la première fois de sa vie, interpréter du mélodrame romantique allemand (mais traduit en français) avec accompagnement au piano. Cela donnera une soirée très variée dans ses formes mais très unitaire dans sa tonalité : nous plongerons au milieu des ruines de château et des spectres propres aux ballades romantiques allemandes.
De quoi la programmation du ballet sera-t-elle composée ?
Il y a en premier lieu un événement considérable : la création mondiale d’Alice de Philip Glass. C’est une nouvelle partition pour la danse, mais avec quelques parties chantées qui seront interprétées par la comédienne Sunnyi Melles, personnalité rayonnante, star absolue en Autriche : elle a d’ailleurs été pendant quelques années la Buhlschaft (le rôle principal féminin) dans Jedermann au Festival de Salzbourg [pièce de théâtre écrite par Hofmannsthal et reprise à chaque édition du festival, ndlr]. Elle fait beaucoup de projets à cheval entre la musique et le théâtre. Je l’ai connue parce qu’elle a repris plusieurs fois ma version de concert de Peer Gynt en allemand. Il y aura également les 32 danseurs de notre Ballet, soit l’ensemble de la compagnie. La chorégraphie sera réalisée par le tandem Amir Hosseinpour (qui a réalisé beaucoup de chorégraphies dans des spectacles d’opéra, notamment pour Pierre Audi) et Jonathan Lunn.
Notre Directeur du Ballet Bruno Bouché présentera en novembre sa chorégraphie des Ailes du désir d’après Wim Wenders, que nous devions présenter en janvier dernier et qui a déjà été répétée. C’est une très belle pièce en deux parties. Dans la première, Bruno reprend certaines scènes du film, qui sont agencées de manière onirique, très poétique, avec de beaux contrastes de danses et de musiques. La seconde partie est plus fantaisiste : Bruno imagine ce qui se serait passé après la fin du film. Les anges devenus humains célèbrent la vie et la compagnie développe de grands tableaux qui peuvent faire penser au style de Balanchine par leur côté néoclassique très virtuose.
Toujours avec le Ballet, nous aurons une soirée avec de courtes chorégraphies confiées aux danseurs de la compagnie afin de leur mettre le pied à l’étrier pour ceux qui souhaiteraient devenir chorégraphe après leur carrière de danseur. La contrainte de départ était de travailler sur des œuvres de Schubert (d’où le nom du spectacle, Danser Schubert au XXIe siècle). La soirée sera essentiellement accompagnée par le pianiste de la compagnie, avec la participation de deux chanteurs de l’Opéra Studio. Enfin, nous présenterons Kamuyot, reprise d’une chorégraphie d’Ohad Naharin, notamment accessible au jeune public. Les danseurs seront au milieu du public placé en quadri-frontal, très proche des spectateurs.
Comme vous le voyez, nous allons à la rencontre des publics de nombreuses manières différentes !