Gestion des flux : qu’en pensent les directeurs d’opéra ?
Laurent Campellone (Directeur de l'Opéra de Tours) ressent “une grande injustice à ce que les centres commerciaux soient rouverts alors que les salles de concert ne le sont pas. J’imagine qu’il est difficile pour le Premier Ministre et la Ministre de la Culture de prendre des décisions comme celles-là : elles sont bien sûr impopulaires et incomprises. Nous, professionnels, vivons cela comme un drame humain et économique, mais il faut vivre avec cette réalité”. Matthieu Dussouillez à l'Opéra national de Lorraine ne dit pas autre chose : “Le Gouvernement voit la situation à 360° : s’il considère qu’ouvrir les salles de spectacle est plus nocif que d’autres secteurs, il faut le dire. Mais il y a aujourd’hui une ambiguïté qui consiste à dire que nos protocoles sont très sûrs et qu’il n’y a pas de risque à aller dans un théâtre, tout en nous laissant fermés malgré tout. C’est ce qui génère de l’incompréhension”. Alain Mercier, à la tête de l’Opéra de Limoges, remarque quant à lui que “les flux pour se rendre au spectacle ne sont probablement pas plus importants et risqués que ceux occasionnés par la réouverture des commerces et grandes surfaces. Les protocoles sont stricts et ont déjà été éprouvés cet automne avant le reconfinement. Ils sont bien acceptés par les spectateurs”, qui les respectent donc d’autant mieux et plus scrupuleusement.
Les opéras ont en effet mis en place de nombreuses mesures pour assurer la sécurité de leurs spectateurs : “Toutes les maisons avaient mis en place des protocoles sanitaires pour l'accueil du public, la gestion des flux, la distanciation. à Massy, nous avions aussi fermé tous les bars et négocié quand cela est possible la suppression des entractes. Quand cela n'était pas possible [pour des raisons techniques ou artistiques, ndlr], nous avions prévu de projeter pendant l'entracte un "making of" de la production pour inciter les spectateurs à rester dans la salle pour limiter au maximum les déplacements. Nous avons aussi en test à Massy le système de désinfection par ultraviolets de studio Novum pour garantir un accueil en toute sécurité”, détaille Philippe Bellot qui dirige l’Opéra de Massy. Martin Kubich, Directeur de l’Opéra de Vichy, complète : “Notre personnel, et particulièrement celui affecté à la sécurité, maîtrise parfaitement les règles sanitaires à appliquer dans nos salles. Nous appliquons à la lettre les consignes de distanciation, de désinfection des espaces, de présence de gel hydroalcoolique à chaque étage, du port du masque. Que faire de plus ? Vivre dans la peur et la schizophrénie en permanence sachant que rien ne nous permet d’indiquer que des clusters se forment ou non dans nos salles ?”.
De fait, le gouvernement justifie depuis le 10 décembre sa décision de maintenir les salles de spectacle fermées par les flux et les brassages générés en dehors des théâtres et non par le risque de contamination à l'intérieur. Pourtant, cet argument peine à convaincre les directeurs d’opéra interrogés : “L’accroissement des flux et rassemblements est anecdotique dans le monde du spectacle. En demi-jauge, nous rassemblons au mieux 450 personnes le même soir, avec une gestion des flux qui a été soigneusement pensée et déjà expérimentée en septembre et octobre : les distances sont respectées, les gens portent des masques pendant toute la durée de la représentation, et du gel hydroalcoolique leur est proposé à l’entrée. Rien à voir avec ce qu’on voit dans les centres commerciaux ou dans les transports en commun. Le risque dans la fréquentation des salles de spectacle est proche de zéro”, explique Frédéric Roels, directeur de l’Opéra Grand Avignon. Christophe Ghristi, Directeur du Théâtre du Capitole, défend également “des protocoles très efficaces [qui] ont été mis au point après le premier confinement et nous savons qu'il n'y a pas eu de contamination dans le public. Quant à sa venue dans nos maisons, ce flux n'a rien de comparable avec celui constaté à la réouverture (évidemment souhaitable) des magasins. Nous ne sommes en rien sur les mêmes chiffres”.
Le sentiment que la culture est sacrifiée pour que d’autres puissent ouvrir prédomine : “J’ai bien compris que le maintien de la fermeture de nos salles était davantage motivé par le gouvernement comme un moyen de juguler la hausse de la circulation du virus que comme une cause de l’évolution insatisfaisante des chiffres de l’épidémie. Pour cause d’ailleurs puisque nos théâtres sont fermés au public et ne peuvent en rien avoir contribué à cette évolution de la circulation du virus en France. La réflexion doit porter aujourd’hui plutôt sur le rôle et la place de l’Art dans la société. C’est un peu comme pour le vaccin : quel est le solde entre les bienfaits et les risques générés par l’ouverture au public de nos théâtres ?”, s’interroge Patrick Foll qui dirige le Théâtre de Caen. Martin Kubich aurait préféré que la lutte contre la maladie concerne l’ensemble des secteurs, afin d’avoir une chance d’être efficace : “Je partage la crainte liée aux brassages, en constatant tous les jours dans l’espace public, les transports et les magasins des flux anormaux. Mais dans ce cas, pourquoi se précipiter à déconfiner et accepter des milliers de visiteurs dans les surfaces commerciales ? Le gouvernement s’enfonce dans le paradoxe, mû par des forces contraires qui l’astreignent à lâcher du lest pour tel ou tel secteur. Malheureusement, pas celui de la culture, qui se retrouve une nouvelle fois écarté maladroitement”.
En cette période difficile, tout le monde se veut constructif. Et si les protocoles appliqués sont déjà très lourds, nombreux sont ceux qui se disent prêts à aller encore plus loin. Michel Franck reconnaît ainsi qu’il existe encore des actions à mener pour limiter les risques en dehors du théâtre : “Il est évident que 50.000 personnes simultanément dans les rues de Paris, cela présente un risque, mais je fais confiance au sérieux des spectateurs pour respecter les gestes barrière qui protègent. Néanmoins des risques peuvent exister avant ou après les spectacles, lorsque les spectateurs se retrouvent sur les parvis, par exemple pour fumer une cigarette. Il faut beaucoup de pédagogie et d’informations pour sensibiliser le public, mais c’est possible”. Alain Mercier pointe la gestion des espaces d’accueil : “On peut encore améliorer des choses, comme l’espace par personne dans les circulations, ou organiser une meilleure gestion des files d'accès”.
Paradoxalement, le principal risque pointé du doigt est celui que prennent les équipes et artistes des opéras dans leur travail quotidien (comme toute entreprise, au demeurant). Pourtant, que le spectacle ait lieu ou non, le travail de répétition se poursuit et les mesures sanitaires ne viennent pas juguler ces risques : “Il existe des risques non négligeables sur scène lorsque des artistes sont sans masque (comédiens, choristes, chanteurs, instruments à vent, etc.). Nous devons continuer d’adapter les dispositifs scéniques, surtout pour les chœurs et les musiciens en fosse”, reconnaît ainsi Michel Franck. Christophe Ghristi constate cependant là aussi un effort d’adaptation : “Une autre affaire est le fonctionnement des masses artistiques, chœur, orchestre ou ballet, qui travaillent évidemment les uns près des autres. Concrètement, pour Eugène Onéguine par exemple, nous placerons le chœur dans les loges d'avant scène et au paradis. Nous avons également fait faire une adaptation de la nomenclature de l'orchestre aux mesures mêmes de notre fosse”.
Bien sûr, les arguments des professionnels du secteur ont été maintes fois entendus dans les médias ces deux dernières semaines. En vain. Olivier Mantei, Directeur de l’Opéra Comique, s’en trouve un brin fataliste : “Les flux dans une salle de théâtre dont la jauge est réduite sont moindres que dans la majeure partie des espaces publics (magasins, transports etc.). Nous réfléchissons collectivement (dans le secteur public) à faire des propositions au Premier Ministre. Mais je crois plus au vaccin et aux courbes inversées pour reprendre une activité normale qu’à notre pouvoir de persuasion”. Peut-être le manque de concertation ici pointé du doigt est-il à la source du fossé qui se creuse entre le gouvernement et le monde de la culture ?
Retrouvez les 5 Parties de ce Grand Format faisant le point sur la situation et traçant les perspectives sur la base de 16 interviews avec des Directions d'Opéra à travers la France :
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