Requiem pour La Nonne sanglante, nouvelle résurrection à l'Opéra de Saint-Étienne
Ressusciter un chef-d'œuvre
Le grand répertoire français recèle de très nombreux trésors et même des chefs-d'œuvre tragiquement oubliés, nés durant une mauvaise période dans la vie du pays (victimes des guerres par exemple) ou dans la vie de leur créateur ou bien tout simplement en avance sur leur temps, voire éclipsés par des succès ultérieurs. L'enjeu est donc de les remettre sur scène et même encore davantage de les inscrire de nouveau au répertoire. C'est d'autant plus critique lorsqu'il s'agit d'un opus réalisé par un compositeur très célèbre pour une ou deux œuvres de son catalogue. Cette mission de résurrection pour le long terme est exactement ce qu'accomplit l'Opéra de Saint-Étienne avec le catalogue de Massenet (rappelant que celui-ci n'a pas composé que Manon et Werther mais aussi Hérodiade, Don Quichotte, Cendrillon, Le Cid, Thaïs et des dizaines d’autres ouvrages d’intérêt). L'Opéra de Saint-Étienne en fait tout autant cette saison avec le catalogue de Charles Gounod, rappelant qu'il n'a pas composé que Faust ou Roméo et Juliette mais aussi La Nonne sanglante (entre autres). Cet opus est d'autant plus fascinant qu'il s'agit seulement du deuxième opéra composé par Gounod (créé à l'Opéra de Paris-salle Le Peletier en 1854, trois années après Sapho). Saint-Étienne œuvre d'autant plus pour l'entrée de cet opus au répertoire, que La Nonne sanglante avait été remise en scène par David Bobée à l'Opéra Comique en 2018 : il obtient ainsi une seconde relecture dramaturgique dans une nouvelle version signée Julien Ostini, prolongeant le geste de la résurrection vers l'ancrage au catalogue.
La Nonne sanglante est un opus d'importance, car il s’agit de l'œuvre d'un compositeur qui deviendra incontournable dans l'opéra français, et qui obtient dès ce second opus lyrique un livret de l'auteur le plus recherché qui soit alors : Eugène Scribe (qui a signé les plus grands succès d'opéra du XIXe siècle, succès d'ailleurs progressivement repris sur les scènes des théâtres de nos jours après une traversée du désert : liste à explorer dans notre lyricographie). Plusieurs de ces livrets ont été co-signés Eugène Scribe et Germain Delavigne. Leur collaboration commence au théâtre en 1811 avec Les Dervis, puis elle va du théâtre à l’opéra en passant par le ballet (dans un thème fantastique) avec La Somnambule : d’abord pièce de théâtre en 1819, elle inspire un ballet pour l’Opéra de Paris en 1827, un autre en 1829 pour Copenhague et Saint-Pétersbourg, et Felice Romani en tire le livret du fameux opéra de Bellini en 1831 à La Scala de Milan. Eugène Scribe et Germain Delavigne co-signent également pour l'Opéra de Paris La Muette de Portici d'Auber en 1828 et Robert le Diable de Meyerbeer en 1831. La Nonne sanglante marque leur dernière collaboration qui est donc l'aboutissement de la carrière commune de ce duo de librettistes, et le lancement de la carrière du compositeur Charles Gounod.
Le Retour d'une morte-vivante
La Nonne sanglante a été une création enterrée vivante : malgré un grand succès, l'opus ne connaît que 11 représentations. Traditionnellement au XIXe siècle, la durée d'exploitation est exactement proportionnelle à la réussite : les opéras et pièces de théâtres se maintiennent à l'affiche tant qu'ils réussissent (des opéras sur des livrets de Scribe tels que Les Huguenots composé par Meyerbeer connaissent ainsi plus de 1.000 représentations entre 1836 et 1936, battant un record détenu par Halévy avec Scribe également à travers plus de 600 représentations de La Juive). Mais La Nonne sanglante malgré son succès et ses bonnes recettes se trouve en fait victime d'un conflit de directions à la tête de l’Opéra de Paris, Nestor Roqueplan étant renvoyé au profit de François-Louis Crosnier qui fait immédiatement annuler (avec des termes violents) cette pièce choisie par son prédécesseur.
L'œuvre a pourtant prouvé à nouveau son succès et sa qualité en étant reprise à Paris et prévue à Saint-Étienne, prouvant la qualité de la partition composée par Gounod et l’intérêt du livret qui avait notamment tenté Giuseppe Verdi et Hector Berlioz.
Fantastique, résurrection
Le re-retour sur scène de La Nonne sanglante à l'Opéra de Saint-Étienne correspondait à l'esprit et à la lettre de cette œuvre traitant de fantastique, de résurrection et du spectre de La Nonne sanglante qui hante les remparts d'un château gothique.
Ce drame s'inscrit dans cette esthétique ressuscitée au XIXème siècle : la fascination pour le gothique et pour Shakespeare. La Nonne sanglante a le même nœud dramatique que Roméo et Juliette (ici Rodolphe et Agnès dont l'amour se heurte à la guerre entre leurs clans) et contemple le parricide pour venger un fantôme comme Hamlet, avec un père empli de remords comme finalement Le Roi Lear, le tout dépendant de résultats de batailles hors-champ comme dans la plupart des tragédies Shakespeariennes. Le tout finit dans le sang, mais avec une "happy end" pour le couple de protagonistes (comme Les Puritains de Bellini, également d’après un drame historique ancien).
La Nonne sanglante s'inscrit dans cette fascination thématique européenne par son histoire autant que par sa musique, aux côtés du Freischütz de Weber (1821) et du Vampire de Marschner (1828) en Allemagne, Maria de Rudenz de Donizetti en Italie (1838), ou encore, en France, La Dame blanche de Boieldieu (1825), ou Le Revenant de Gomis (1833), et puis, bien entendu du Robert le Diable de Meyerbeer sur un texte des mêmes librettistes créé en 1831 à l’Opéra de Paris. La Nonne et Le Diable sont unis par le genre du Grand Opéra : cinq actes dramatiques et historiques avec des moments de légèreté, un grand ballet, de grands chœurs.
Un chef-d’œuvre annonciateur
Les artistes de cette production à l’Opéra de Saint-Étienne (comme de la précédente à l’Opéra Comique) insistent sur la qualité de cet opus et nous en détaillent les merveilles, confirmant l’œuvre comme un chef-d'œuvre de Gounod annonçant déjà le reste de son catalogue (qui contient des sommets lyriques légendaires).
Le chef d’orchestre Paul-Emmanuel Thomas s’est émerveillé dès les premières lectures des “pépites dans la partition" qu'il compare au bel canto italien mais dans une esthétique très française, “notamment l’usage de la petite harmonie : une musique pleine de couleurs qui s’inscrit dans l'esthétique nationale et annonce déjà la suite du répertoire de Gounod. La clarinette qui symbolise traditionnellement l’amour accompagne de fait Agnès (l’amante de Rodolphe) et son pendant plus sombre et gothique, La Nonne sanglante, est accompagnée par la clarinette basse. L’écriture est ainsi souvent dans le registre médium et grave, avec le basson et l’ophicléide (cuivre conçu aux débuts du XIXe siècle en France pour assurer les basses). Cela fait la patte française de l’instrumentation et son goût pour la couleur -Berlioz est passé par là- tout comme l’équilibre subtil voire volontiers ambigu sur le caractère de certaines scènes plus légères : l’opéra-comique français n’est pas très loin, mais dans une grande élégance.”
Pour mettre à l’honneur ces qualités de timbres individuels, à la “couleur et saveur particulière”, le chef d’orchestre savait pouvoir s’appuyer sur les musiciens de Saint-Étienne, habitués au répertoire français de cette époque et aux résurrections (notamment du compositeur local Jules Massenet), des artistes “ayant cet esprit d’aventure et d'investigation sur ce style de musique.” La différence de cette version par rapport à la résurrection de l’Opéra Comique repose aussi sur l’Orchestre stéphanois qui joue sur instruments modernes. Pour rester “très pragmatique dans un débat esthétique éternel et passionnant”, le chef rappelle que le contexte d'écoute a aussi évolué. “Les instruments ont changé, mais le symbolisme instrumental aussi. L’auditeur de 1854 n’est pas celui de 2020. Il est très intéressant de comprendre qu’un type d’instrument, une organologie, suppose un phrasé, une couleur : il s’agit donc de comprendre et de retrouver des équilibres plutôt que de reproduire.”
L’équilibre et la beauté reposent ainsi et aussi sur le chant, c’est la base du travail actuellement mené par les musiciens, le chef voulant les guider “sur le phrasé français, la prosodie et la rapidité de changement d’articulation et de phrasé. Chaque personnage a un type d’écriture vocale et un registre, mais l’écriture est très efficace et permet de trouver le caractère dès les premières notes. Les duos et ensembles comptent parmi les plus belles pages de l’opéra, un régal !”
Pourquoi donc La Nonne sanglante a-t-elle si longtemps disparu du répertoire ? Les artistes de cette production sont les premiers à se poser la question, tant l’œuvre contient de beautés qu’ils nous vantent. Si cet oubli ne se justifie pas, il semble toutefois s’expliquer là aussi par la richesse de la partition, notamment vocale et en particulier sur le rôle héroïque du ténor “omniprésent” dans l’opéra. Le célèbre ténor américain Michael Spyres qui ressuscitait le rôle et l’œuvre à l’Opéra Comique en 2018 nous expliquait ainsi qu’il s’agit selon lui de “l'un des rôles les plus longs et les plus difficiles jamais écrits” notamment car il n’a “pas de temps pour se reposer dans la pièce”. Ce rôle de Rodolphe sera chanté à Saint-Étienne par Florian Laconi qui a déjà une large lyricographie à son actif, notamment dans le répertoire lyrique exigeant (Tosca de Puccini), chez ce même compositeur Gounod (Faust, Mireille), lui qui plonge cette saison dans ce grand répertoire du Grand Opéra français avec L’Africaine de Meyerbeer.
De fait, la partition se construit beaucoup sur des duos, notamment comme nous le détaillent les deux chanteuses protagonistes du drame, parce qu'elles n’ont pas de véritable “grand air lyrique.” Agnès, comme le rappelle son interprète Erminie Blondel “est une icône de pureté dans un monde très masculin, dur et brutal, mais elle n’est pas considérée comme une femme : c’est un objet, une valeur marchande, d’échange.” Là encore la partition guide l’incarnation du personnage : “Par le chant, Agnès refuse le carcan dans lequel la société veut l’enfermer, elle vit par le chant son amour absolu pour Rodolphe et pour son père. La colère et la rage sortent aussi dans la partition vocale, notamment en duo explosif. Le personnage doit donc à la fois fusionner avec le ténor et marquer son identité, appuyer sur une tonalité, une phrase qui vont la définir : très loin de la demi-mesure. Agnès est un personnage d’absolu, comme aussi le personnage de La Nonne qui se révolte après avoir été broyée par un monde d’hommes. Les femmes à l’opéra sont des personnages de victimes, mais elles ne se laissent pas faire.” Tous ces caractères dramatiques et vocaux sont contenus dans “une écriture très vocale et très belle, flottant dans une ligne sublime au-dessus des ensembles, dans la pureté et l’abnégation.” Au milieu, du drame, de l'intrigue mais aussi d'autres tessitures de Gounod, Thomas Dear décrit son personnage de l'Ermite comme un "homme bon, qui œuvre dans une vraie volonté d'apaiser les tensions entre les deux familles. Musicalement, il est à la croisée entre Frère Laurent, dans les intentions notamment, et de Méphisto : certains passages se rapprochent en effet de la scène de l'église dans Faust. C'est un beau rôle de basse, avec un chant teinté de spiritualité".
La Nonne sanglante, est donc comme L’Arlésienne de Bizet, une fois encore espérée sans qu'elle ne puisse arriver, et elle a ceci de particulier qu'elle est très peu présente pour un rôle-titre. L’enjeu est donc pour celle qui devait l'interpréter, Marie Gautrot, de “donner une densité grande au personnage alors qu'il intervient si peu. Elle est omniprésente dans l’action mais rare sur scène.” La production stéphanoise avait prévu de la parer de quatre robes, une nouvelle pour chaque entrée en scène (occupant l’artiste par les changements de costumes dans les coulisses), ce qui suit surtout l’évolution du personnage dans cette production en lien avec la partition comme nous l’explique Marie Gautrot : “dans sa tessiture de grand mezzo, les lignes vocales de la nonne sont d’abord très larges puis elles deviennent de plus en plus centrales (jusque vers une dernière phrase qui ressemble même à la muse des Contes d'Hoffmann). Le personnage va donc se libérer progressivement, son corset vocal et celui de ses robes va être de moins en moins contraignant. C’est aussi une manière de rappeler que ce personnage féminin tragique domine en fait le monde des vivants, elle revient le hanter et obtenir vengeance, elle manipule le héros Rodolphe, elle manipule le monde des vivants, jusqu’à ce que tout retrouve son équilibre.” Un appel qui résonne aussi bien évidemment avec notre société actuelle.
La Nonne sanglante, un opéra féministe et écologiste ?
Telle est la question que se pose le metteur en scène de cette production Stéphanoise, une double question à laquelle il répond par une double affirmative. La Nonne sanglante met en scène des femmes sacrifiées, avec mariage imposé ou refusé dans le sang. Les femmes se révoltent, le héros Rodolphe également, banni et excommunié pour avoir considéré qu’Agnès a le droit de choisir son époux. Pour représenter ce drame, le metteur en scène Julien Ostini a “décidé de placer l'histoire dans un décor stérile, froid, austère. Un monde de glace où l’amour, l’intelligence, la compassion, l’écoute de l’autre, la générosité et la douceur n’ont pas de place.”