Les BBC Proms face à la controverse du Rule Britannia
La 125ème édition des BBC Proms restera décidément comme la plus compliquée de l’institution britannique. Le devenir incertain en juillet de la fameuse Last Night of The Proms avait à peine été tranché qu'un nouveau souci surgissait.
Le 12 septembre, Golda Schultz (soprano Sud-Africaine) sera la chanteuse soliste et la cheffe finlandaise Dalia Stasevska dirigera l’Orchestre Symphonique de la BBC, mais avec un effectif limité et surtout sans public. Adieu donc, drapeaux et public exalté pour 2020 (eux qui avaient d'ailleurs déjà fait polémique suite au Brexit).
Retrouvez la présentation complète des Proms 2020 sans public
Le problème sanitaire ayant trouvé sa solution, un problème éthique s’est récemment ajouté, prenant de plus en plus d’ampleur au fil des semaines. À la suite des dernières commémorations du 11 novembre au Royaume-Uni, les réseaux sociaux se gaussaient d’un commentaire de la pop star Lily Allen qui appelait à supprimer Rule Britannia de toutes les manifestations patriotiques. Le débat alors peu virulent a été relancé par la vague du mouvement Black Lives Matter.
Au fil des semaines, plusieurs statues de personnages historiques au passé esclavagiste ont été déboulonnées dans le royaume, la dernière en date étant celle de Hans Sloane remisée par le British Museum qu'il a pourtant fondé par ses legs (lui qui a aussi donné son nom à une station de métro, une place et une rue du chic Chelsea). Cette action s'est acheminée du visible vers l’audible, remettant sur le tapis le controversé Rule Britannia.
Le chant patriotique, composé en 1740 par Thomas Arne sur un poème de James Thomson, glorifie en effet la domination Britannique et la supériorité de l’Empire. Pour la dernière nuit des Proms, Rule Britannia est indissociable de Jerusalem (composé par Hubert Parry en 1916 sur un poème de William Blake) et de Land of Hope and Glory (composé par Elgar en 1902 sur un texte d'Arthur Benson, tout aussi polémique par ses paroles d'ailleurs).
Selon le respecté Sunday Times, Dalia Stasevska souhaitait que le changement apporté par la crise sanitaire soit aussi l’occasion d’un changement de programme qui refléterait les évolutions de la société. Soutenant le mouvement Black Lives Matter, la cheffe a essuyé un tombereau d’injures sur les réseaux sociaux.
Dès lors, le pays s’est rapidement divisé sur le maintien ou l’abandon de Rule Britannia et de Land of Hope and Glory. Des auditeurs de BBC London se sont écharpés dans l’émission « Sunny and Shay », la journaliste Shay Grewal conseillant à un auditeur de s’informer sur l’air de Thomas Arne « glorifiant l’histoire coloniale et le commerce triangulaire», un autre auditeur proposant I Want to Break Free de Queen en remplacement pour « se libérer du racisme » pendant que le tabloïd conservateur Daily Mail appelait ses lecteurs à signer une pétition pour le maintien des airs chantés, pétition maintenue à l’heure où nous publions cet article.
Car toute la question délicate pour les organisateurs des BBC Proms reposait sur ce point : fallait-il supprimer entièrement les airs controversés du programme ou les maintenir, mais avec un chœur réduit du fait de la crise sanitaire ?
En justifiant son choix par l’obligation d'un chœur à effectif réduit qui ne rendrait pas l’effet habituel, l’institution a fini par opter pour une version instrumentale de Rule Britannia et de Land of Hope and Glory, en espérant mettre un terme à la polémique et contenter tout le monde, précisant également que Land of Hope and Glory fut joué en version instrumentale en 1905 pour son premier usage aux Proms. Seuls les attentats du 11 septembre 2001 avaient entraîné un changement de programme, Jerusalem fut alors l’unique air conservé des trois chants patriotiques, avant qu'ils ne fassent tous leur retour dès l'année suivante.
La solution proposée ne satisfait en tout cas pas le Premier Ministre, puisque Boris Johnson a déclaré à des journalistes de la BBC qu’il était temps de « mettre un terme à cette gêne craintive par rapport à notre histoire, notre culture et nos traditions », ajoutant qu’il avait besoin de « dire ce qu’il avait sur le cœur ». À l’opposé, Tony Hall, Directeur général de la BBC sur le départ, a approuvé la décision des Proms, qui s’inscrit dans l’objectif actuel de favoriser la diversité au sein de l’institution britannique, comme il l’a déclaré au cours de la conférence internationale de la Télévision à Édimbourg.
Les BBC Proms, tout en conservant les airs vidés de leur contenu polémique audible, apporteront leur soutien aux revendications soulevées par le mouvement Black Lives Matter pour leur dernier concert.
Errollyn Wallen, compositrice britannique d’origine bélizienne, a annoncé sur Twitter que Jerusalem sera l’objet d’un nouvel arrangement, dans lequel elle souhaite « célébrer les nations du Commonwealth ». Elle dédiera cet arrangement à la « génération Windrush », celle des travailleurs afro-caribéens qui embarquèrent sur le navire éponyme pour reconstruire le Royaume-Uni à partir de 1948, jusqu’à ce que la loi sur l’immigration de 1971 y mette un terme et laisse de nombreux résidents issus du Commonwealth dans une situation préoccupante quant à leur statut de citoyen du Royaume-Uni.
Mais les BBC Proms insistent aussi sur la spécificité de cette édition 2020 en axant la thématique sur l’entraide générée par la crise sanitaire, en proposant You’ll Never Walk Alone, dont les paroles de solidarité résonneront donc au-delà du stade du Liverpool Football Club qui en a fait son hymne mythique dans les années 1960.
Cette édition 2020 sera donc celle des polémiques, mais aussi la preuve que la vénérable institution s’adapte aux changements sociétaux : une cheffe pour la deuxième fois après Marin Alsop en 2013, une compositrice, de surcroît représentative du Commonwealth, le tout dans une adaptation à la crise sanitaire, et tentant de ménager les uns et les autres.
Flux audio de la Radio BBC 3 qui retransmet les concerts, suivez la fameuse Last Night of the Proms le 12 septembre à 21h :
[Mise à jour du 2 septembre 2020 :
Après la polémique sur Rule Britannia et Land of Hope and Glory, le tout nouveau directeur général de la BBC, Tim Davie (nommé hier) fait volte-face et annonce le rétablissement des paroles des deux airs au programme de la dernière nuit des Proms, chantées par un chœur réduit en raison de la crise sanitaire :
« Les Proms sont différentes cette année du fait de la pandémie, et l’une des conséquences des restrictions sanitaires est que nous ne pouvons pas regrouper un chœur complet. Pour cette raison, nous avions pris la décision de ne pas chanter Rule Britannia et Land of Hope and Glory dans la Salle (du Royal Albert Hall).
Nous avons longuement réfléchi à une autre solution possible. Les deux airs incluront maintenant un groupe restreint de chanteurs de la BBC. Ce qui veut dire que les paroles seront chantées dans le Hall, et, comme nous l’avons toujours dit clairement, le public sera libre d’accompagner ces airs à la maison. Malgré l’impossibilité d’avoir un chœur complet, et bien qu’il ne nous soit pas possible d’accueillir du public dans la Salle, nous faisons tout notre possible pour rendre ce moment particulier, et voulons une dernière nuit des Proms inoubliable.
Nous espérons que tout le monde saluera cette solution. Nous pensons que cette nuit sera un moment très particulier pour le pays, et que nous en avons bien besoin après une période difficile pour tous. Ce ne sera pas une Dernière Nuit habituelle, mais ce sera une nuit dont on se réjouira autant qu’elle sera mémorable. »]