Grève à l'Opéra de Paris : le Directeur annonce un plan d’économies drastiques
L'occasion est traditionnelle de souhaiter les vœux au personnel de l'Opéra (tandis que le Ministre Franck Riester a annulé la cérémonie des vœux aux professionnels de la Culture affirmant que "les conditions ne sont pas réunies pour que celle-ci se déroule sereinement"), mais les circonstances sont tout à fait exceptionnelles. L'Opéra de Paris vit en effet encore et toujours la plus longue grève de son histoire (tous les opéras et ballets ont été annulés depuis le 5 décembre dernier à Bastille et Garnier, le ballet et l'orchestre ne jouent plus que lors de manifestations sur les places devant l’établissement).
C'est donc en raison de ce que le Directeur de l'Établissement public définit lui même comme une "crise inédite que traverse notre Maison, dans le contexte du projet gouvernemental de création d’un régime universel de retraites", qu'il s'exprime au personnel sur les situations économique, sociale et le travail engagé avec les organisations syndicales.
Premiers Bilans
Stéphane Lissner dresse tout d’abord un terrible bilan de la grève, en termes financiers (14 millions d’euros de pertes pour 2019, sachant que les spectacles continuent d’être annulés en 2020) et en termes d’image, pour ce qu’il qualifie comme une "atteinte grave aux intérêts de l’Opéra de Paris".
150.000 spectateurs (“placés dans une incertitude permanente intenable") ont été privés de représentations et pourtant (les grévistes se déclarant le jour même, jusqu’à l’heure du spectacle) les moyens et forces de l'institution continuent à être mobilisés jour après jour “pour des productions qui ne sont pas jouées”.
Stéphane Lissner annonce donc "des décisions fermes". Tous les services doivent préparer "un plan d’économies drastiques portant sur l’ensemble des dépenses de fonctionnement mais aussi d’investissement, compte tenu de l’impact de la situation sur notre fonds de roulement, à l’exception des dépenses qui résultent d’engagements contractuels ou qui sont liées à la sécurité." La sécurité des bâtiments et les contrats déjà signés (avec les artistes des prochaines saisons, qui sont payés en cas de grève) sont donc les seuls postes de dépenses qui ne seront pas touchés.
Point sur les négociations
M. Lissner dit comprendre les craintes qu'inspire ce projet de réforme pour la situation du personnel de l'opéra comme pour "l’ambition et l’excellence artistique" et il affirme en avoir évidemment alerté le Gouvernement au cours des derniers mois.
Il rappelle qu'il a été chargé (dans un courrier du 23 décembre 2019) par les deux ministres, de la Culture et des retraites (Franck Riester et Laurent Pietrasziewski) de mener la négociation "afin de définir les meilleures solutions possibles pour prendre en compte les spécificités des métiers de l’Opéra et protéger l’excellence de notre modèle." Mais il souligne également les limites de ses prérogatives, aussi bien dans son périmètre que son engagement : "Ma responsabilité et ma mission de dirigeant d’une entreprise publique n’est pas de contester ni de défendre une réforme d’ensemble, beaucoup plus large, dont le Gouvernement a confirmé la mise en œuvre. Ma responsabilité, c’est de préparer au mieux, avec nos partenaires sociaux, et avec vous, les conditions de mise en œuvre d’une telle réforme, afin de préserver l’ambition artistique et professionnelle de notre modèle."
Appel à la reprise du travail
Pour éviter des conséquences "catastrophiques", le Directeur appelle à la reprise du travail. Pour ce faire, il se veut rassurant sur le calendrier de négociation et d'application de la réforme : "Le ministre de la culture m’a d’ailleurs confirmé que nous disposerions du temps nécessaire et que la réforme serait mise en œuvre de façon très progressive." Il rappelle notamment que "le texte de loi lui-même sera présenté au conseil des ministres la semaine prochaine, puis examiné par le Parlement au premier semestre 2020. Mais la loi ne déterminera que les grands principes du régime universel de retraite et laissera la place à une adaptation à notre situation particulière, dont les modalités devront être négociées au cours de l’année 2020 au niveau de l’établissement puis, pour certaines, faire l’objet d’ordonnances et de décrets d’ici à la fin 2020. Et comme vous le savez, l’essentiel des dispositions du nouveau régime s’appliqueront à partir de 2025."
Le Directeur rappelle également les actions qu'il a entreprises depuis le discours du Premier ministre sur les grands axes de la réforme, le 11 décembre 2019, en menant plusieurs réunions avec les organisations syndicales de l’Opéra et des représentants du Ministère de la culture et du secrétariat d’Etat chargé des retraites.
Propositions
La grande idée mise en avant consisterait à constituer une forme de caisse autonome, pour les retraites et le cas échéant le risque d'invalidité, "en remplacement de la procédure de réforme du régime spécial". Un dispositif spécifique qui serait adossé ou délégué à la caisse de retraite de l’Opéra. Reste à négocier le principe même avec les ministères et à trouver des solutions aux nombreuses questions, notamment juridiques, de faisabilité.
Le Directeur explique avoir proposé aux syndicats de l'Opéra un calendrier de travail avec quatre chantiers de négociation :
- les modalités de transition vers le régime futur, pour ceux qui seront concernés
Le nouveau régime universel concernera, à partir de 2022, les personnes de 18 ans entrant sur le marché du travail (rares à l’Opéra) et à partir de 2025, une partie des salariés actuels. Il ne concernera pas les personnes à moins de 17 ans de l’ouverture de leurs droits à pension dans le "régime spécial" de l’Opéra (nés avant 1975 pour ceux qui peuvent partir à 62 ans, avant 1977 pour les musiciens de l’orchestre qui bénéficient actuellement d’un âge d’ouverture des droits à 60 ans, avant 1980 pour les choristes et techniciens supportant des fatigues exceptionnelles, dont l’âge d’ouverture des droits est de 57 ans).
- les danseurs ont obtenu la clause du grand-père (la réforme ne s'appliquera que pour les nouveaux entrants, à partir de 2022). Stéphane Lissner oublie toutefois de rappeler que les danseurs ont refusé cette mesure, ne souhaitant pas "sacrifier les générations futures pour leur seul bénéficie personnel" disent-ils.
Stéphane Lissner (qui quittera son poste à l'Opéra de Paris la 1er août 2021 pour aller diriger l'Opéra de Naples) se donne toutefois pour objectif de créer un "nouveau statut du danseur" maintenant l’âge d’arrêt de l’activité (entre 40 et 42 ans) mais alors sans pension à cet âge, avec pour objectif une reconversion, par un accompagnement financier, une démarche de qualification et de professionnalisation. Comme éléments concrets, le Directeur cite le recours à des outils juridiques conçus pour les sportifs de haut niveau, ou encore le dispositif de congé de mobilité.
La représentation syndicale du Ballet de l'Opéra de Paris lui avait toutefois déjà répondu sur ces points, expliquant qu'ils sont déjà nombreux à travailler à leur formation et reconversion au long de leur carrière (passant par exemple le Diplôme d'État pour enseigner) mais il n'y a pas assez de postes d'enseignants pour tous les ex-danseurs. Il est en outre dangereux (cela augmentant les risques sérieux de blessure) de mener d'autres activités en plus des entraînements, répétitions et spectacles à l'Opéra de Paris qui demeurent d'une exigence absolue. Les syndicats de danseurs dénoncent aussi le fait que cette réforme risque au final de coûter (beaucoup) plus cher qu'actuellement pour un moins bon résultat et uniquement pour pointer du doigt des danseurs qui pour la plupart partent avec environ 1.800 euros de pension (et non pas de retraite : comme les militaires). Le Directeur Stéphane Lissner parle en effet de changements qui pourront s'avérer coûteux, consistant à "abonder un plan d’épargne salarial pour assurer aux danseurs une sécurité financière [...], prendre en compte le temps de la formation dans leur activité au service du Ballet [...] et pourquoi pas envisager à cette fin des recrutements." Le tout devant être décidé rapidement pour maintenir l’attractivité du Ballet pour les jeunes danseurs.
Les deux derniers chantiers concernent les modalités de fin de carrière pour inaptitude ainsi que la prise en compte de la pénibilité, l'occasion de rappeler les contraintes qui pèsent sur les métiers de l'Opéra : "alternance des spectacles, port de charges lourdes, exposition aux poussières, horaires de travail atypiques, postures de travail contraintes, absence de lumière naturelle et exposition aux rayonnements optiques artificiels puissants, exposition au bruit." Pour ce faire le Directeur affirme négocier parallèlement un dispositif spécifique à l'Opéra de Paris qui pourrait être alimenté par un relèvement du plafond des comptes épargne temps, ou par une surcotisation de l’employeur.
Pour les personnels qui basculeront dans le régime universel, le Directeur annonce "des conditions très progressives [qui] prendront en compte la durée d’exercice des personnels dans leur fonction à la date de transition, afin d’éviter un relèvement brutal de l’âge de départ. Le rythme exact de cette transition devra être négocié, de même que plusieurs questions importantes, et notamment la façon dont les droits acquis au sein du régime spécial de l’Opéra seront valorisés par le régime universel au moment de la retraite. Ce qui est certain, c’est que les droits acquis au sein du régime spécial seront garantis, mais il y a plusieurs façons possibles de les transformer en points dans le futur régime universel."
Les négociations restent donc à mener pour conserver un impact neutre sur les revenus à l'échelle de la vie (les ministres s'y étant engagés, comme c'est le cas pour les personnels de l'Éducation nationale par exemple, où le Ministre en charge négocie des augmentations de salaire compensant les baisses des pensions de retraite).
Conclusion de Stéphane Lissner
"Mesdames et Messieurs, nous sortons d’une « séquence » de contestation de principe de la réforme, depuis le 5 décembre, et je comprends que nombreux parmi vous s’y soient mobilisés, par attachement à votre régime spécial ou par opposition politique à la réforme. C’est votre droit et je le respecte. Mais aujourd’hui, cette séquence s’achève, avec la confirmation de la mise en œuvre de la réforme. Et nous entrons dans une nouvelle séquence, celle de la construction d’un nouveau dispositif, d’un nouveau statut. Et dans cette séquence, la poursuite continue de la grève, et de l’arrêt de notre activité économique et artistique, ne pourraient qu’aggraver une situation déjà très préoccupante. Je voudrais aussi vous dire que nous partageons tous la même mission, la même raison d’être, qui est de produire et de jouer des spectacles du plus haut niveau, et qu’il est temps de voir le rideau se lever à nouveau et le lien avec nos publics se renouer. Nous avons devant nous un programme de travail très dense, mais je suis persuadé que le dialogue engagé avec vos organisations syndicales nous permettra au cours des prochains mois de dessiner les contours d’un statut favorable au personnel de l’établissement."
Premières réponses des syndicats
Les représentants des organisations syndicales majoritaires, contactés par nos soins, expliquent qu'ils vont étudier et répondre aux propositions comme ils l'ont "toujours fait", mais ils rappellent avant tout que cette communication est une nouvelle preuve, après tant d'autres que, selon eux, le Gouvernement n'a absolument pas préparé cette réforme. Comme nous le relations déjà précédemment, les syndicats expliquent avoir signalé depuis très longtemps, des mois et des mois avant la grève, tous les problèmes concrets et matériels qu'une telle réforme des retraites allait engendrer. Ils affirment n'avoir pas été entendus et ils expliquent que le Gouvernement n'a pas travaillé son dossier. De fait, ils demandent encore et toujours des éléments concrets, avec une étude d'impact et les précisions concrètes de la réforme pour pouvoir travailler "sérieusement sur toutes les questions de pensions, de formation, de pénibilité, de sécurité, d'investissement dans la culture, etc. Comme pour les députés à l'Assemblée nationale auxquels le Gouvernement demande de débattre et de voter sans avoir les chiffrages, on nous demande d'accepter la réforme sans nous donner d'information précise et définitive, expliquent deux représentants des deux syndicats majoritaires. Ce sont eux les brillants énarques (avec les outils, les équipes et les salaires correspondants) et ils nous demandent de leur faire la Réforme des retraites. Ensuite le Ministère mandate la direction de l'Opéra de Paris pour les négociations, mais celle-ci n'a aucune marge de décision. À chacune de nos propositions, la réponse est "on doit voir, on verra". Tout est fait à l'envers, c'est une aberration."
L'Opéra disposant d'un expert financé par le Ministère pour cette réforme, les syndicats nous expliquent qu'ils ont obtenu eux aussi un expert, financé par l'opéra, pour être à "armes égales" dans la négociation. Les syndicats travaillent avec leur expert demain. La situation est donc encore très loin de se débloquer : de fait, le représentation du Barbier de Séville de ce soir (20 janvier) est d'ailleurs annulée. La négociation achoppe également sur des problèmes techniques : l'institution lyrique ne dispose absolument pas des logiciels pour simuler les impacts, tenants et aboutissants de différents scénarios de réformes. Les personnels de l'opéra ont donc demandé à leurs collègues aux caisses de retraites de la SNCF (institution autrement plus grande et armée pour ces calculs) de leur faire des simulations. Impossible, leur ont-ils répondu, avec aussi peu d'informations.