Jonas Kaufmann chante Vienne avec microphones au TCE
Deux microphones historiques placés à l'avant-scène du Théâtre des Champs-Élysées semblent faits pour donner une couleur de radiodiffusion viennoise à ce programme consacré à la capitale autrichienne. L’œil est charmé par cette petite touche d'accessoires installant une ambiance typique, mais le regard est bien moins charmé (pour ne pas dire horrifié) en voyant les affreux haut-parleurs noirs modernes posés des deux côtés de la scène. Il en va de même pour l'oreille dès les premières notes chantées : Jonas Kaufmann chante amplifié (difficile d'imaginer pire antiphrase pour le mélomane) et même fortement amplifié avec une voix modifiée par un effet radio.
Ces microphones étaient déjà présents sur d'autres dates de la tournée mais sans doute le ténor a-t-il dû se résoudre à y recourir énormément ce soir pour ne pas annuler une fois encore un concert à Paris (après avoir dû renoncer à un précédent récital dans ce même Théâtre des Champs-Élysées, ainsi que les séries complètes des Contes d'Hoffmann et de Tosca à Bastille), d'autant que le ténor a privé Nuremberg de ce concert viennois deux jours plus tôt pour raison de santé (aucune annonce n'est pourtant faite, ni ce soir ni avant, sur la santé du ténor ou l'emploi de microphones).
Pour autant, la vraie voix est présente au centre de la scène même si elle se réverbère aussi dans les haut-parleurs de part et d'autre avec un son aigre et sifflant. La voix est là, au milieu, avec sa douceur sur tous les registres jusqu'aux sommets de la tessiture et de l'investissement vocal inclus. Les consonnes sont langoureuses, les voyelles intenses et amples, les filés de voix ronds et doucereux modèlent ceux des violons, avec une résonance à la fois cotonneuse et limpide (les habituels paradoxes de cette voix). Et puis le ténor fatigue à nouveau et se rapproche alors du micro, la voix étant surtout un écho sorti d'une boite réverbérante. D'autant que le divo prend un chant et des poses de crooner, main sur le cœur, bassin souplement désaxé, menton levé, regard profond.
Le programme composé se déroule ainsi avec ses airs d'opérettes et de mélodies viennoises, en deux parties : la première entièrement consacrée au maître Johann Strauss II, la seconde enchaînant Robert Stolz, Emmerich Kálmán, Franz Lehár, Rudolf Sieczyński. Certes ce répertoire a une dimension de tendre proximité, comme une parole, mais la particularité de ce chanteur, ce qui a assis sa célébrité, tient justement au fait qu'il sache d'habitude conserver la qualité de l'articulation et du timbre jusques et y compris dans les plus grands sommets wagnériens (il y est attendu pour sa prochaine venue à Paris). Lorsqu'il essaye ce soir de passer un aigu sur un filin de voix en douceur, il déraille sur le manque de soutien.
La soprano américaine Rachel Willis-Sørensen (qui reviendra à Paris pour un Instant Lyrique de l'Éléphant Paname) entre dans une robe étincelante comme son loup, pour offrir une atmosphère de carnaval viennois en duo avec le ténor (la chanteuse se libérant de son masque, et vocalement, en solo). Ils se placent chacun devant un micro, donnant l'impression d'une pièce radiophonique, d'autant que -même à distance- leurs interactions (sans partitions) sont dignes d'une scénographie. Ils se rapprochent enfin ensemble devant un micro, joue contre joue, voix contre voix et font quelques pas de valse. Dans ses airs solistes, elle s'éloigne du micro pour déployer sa voix vibrante, à la fois large et sculptée, au grand ambitus nourri de couleurs sombres dans la matière, claires dans les résonances.
Complétant la diversité européenne de ce concert, accompagnant le ténor allemand et la soprano américaine dans ce répertoire autrichien, l'Orchestre tchèque (Prague Philharmonia dont le son, fort heureusement, ne passe pas dans les micros) dirigé par Jochen Rieder installe l'esprit viennois dès l'ouverture de la soirée, dans chaque épisode orchestral et accompagnement des chanteurs. Tout l'esprit viennois se combine aux instruments. La fanfare des roulements de tambours et cuivres éclatants soutient la légèreté d'une valse viennoise sans négliger la Sehnsucht (nostalgie germanique) et même un peu de cirque (où une partie du public frappe des mains en rythme) porté par la riche section de cuivres et de percussions. Les délicats pizzicati introduisent la harpe onirique et les tendres appels comme au fond des bois. En somme la chantilly du chocolat viennois prend et ne retombe pas, intense, onctueuse et légère.
Le ténor ne tentera pas ce soir les montées vers l'aigu (restant sur les notes plus basses dans la tonalité). Il conserve son énergie, en resserrant son médium, pour l'unique forte de la soirée, sur l'ultime mot du programme : "Wien". Le public applaudit mais contrairement aux récitals habituels du ténor, le volume sonore des acclamations reste constant tout au long de la soirée et la fin est saluée avec le même volume que son entrée sur scène. Le chanteur offre toutefois deux bis, sifflotant la fin du premier, toussant au milieu du second.
Aller au TCE pour entendre Jonas Kaufmann chanter avec microphones, c'est un peu comme aller au Musée du Louvre pour voir La Joconde en carte postale. Le public se presse en tout cas à l'entracte et après le récital pour acheter l'album de cette tournée.