Edwin Fardini, nommé aux Victoires de la Musique Classique : "Se créer des interstices où (se) créer soi-même"
Edwin Fardini, comment avez-vous appris votre nomination dans la Catégorie Révélation Artiste Lyrique aux Victoires de la Musique Classique 2023 ?
Je revenais tout juste du Capitole de Toulouse, je sortais de production de La Bohème. Je me rendais à un rendez-vous à Paris. J’ai eu un appel de mon agent, je n’avais pas beaucoup de temps, il me l’a annoncé : j’étais un peu stupéfait. J’avais presque oublié que les résultats devaient tomber vers cette période, ça m’est un peu tombé dessus comme une bonne surprise.
Selon vous, qu’est-ce qui vous a permis d’obtenir cette nomination ?
Les révélations de l’Adami en 2019 m’ont certainement aidé pour cette nomination et 2022 était une belle année, bien remplie (même si par rapport à d’autres collègues je n’enchaîne pas une demi-douzaine de productions par an) : j’avais deux productions au Capitole de Toulouse, maison que j’apprécie beaucoup, où j’ai pu prendre le rôle de Schaunard. J’ai aussi eu à remplacer Willard White au pied levé pour un Gala au Théâtre des Champs-Élysées et mes projets avancent bien. Et 2023 ne s’annonce pas moins riche et chargée, d’ailleurs.
Comment voudriez-vous vous présenter au public ?
Je me présente comme chanteur mais aussi en tant que musicien et artiste : je le précise car mes intérêts débordent le monde du chant lyrique et de l’opéra. Je suis un chanteur éclectique car j‘aime aborder un large répertoire, aussi bien l'opéra, que la mélodie, le Lied, également les Spirituals, le répertoire de concert, les oratorios. Je ne fais pas partie des chanteurs exclusivement consacrés à l’opéra, j’aime aborder tout le reste du répertoire, qui compte beaucoup même s’il n’est pas forcément le plus fréquent ou connu du public. Même en récital lyrique j’aime proposer un voyage à travers des pièces, des langues et des langages différents.
En proposant dans un concert un parcours de l’opéra vers la mélodie et les spirituals, on en vient aux spirituals avec une certaine vocalité, et en faisant le chemin inverse, cette spiritualité vient se déverser sur la mélodie et l’opéra. Dans le ressenti du temps musical, on peut composer un parcours. Les spirituals me poussent à réinventer ma façon de chanter l'opéra et la mélodie.
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Vous avez participé à plusieurs concours de chant, que vous ont-ils apporté ?
Je n’ai pas participé à beaucoup de concours jusqu’à présent, mais je m’y suis mis et je m’y mets car un concours est toujours l’occasion de proposer, d’offrir quelque chose à quelqu’un.
J’ai participé en 2019 au Concours International de Musique de Chambre de Lyon, en septembre dernier au Concours Hugo Wolf à Stuttgart. Et puis Fabrice di Falco m’avait parlé de son Concours Voix des Outre-mer. Je n’ai pas pu y participer dans la foulée car comme ils l’ont fièrement annoncé, j’étais en production à La Scala de Milan (qui ne m’a pas laissé m'absenter). Ce concours est l’occasion de rencontrer et découvrir des Voix qui viennent des Outre-mer, et qui restent rares. C’est la possibilité de les encourager (à se produire même). Avec ce Concours, j’ai eu la possibilité de me produire en récital à l’Opéra de Montpellier, et c’est une exposition médiatique. A fortiori lorsque je vais aux Antilles et en rencontrant des ultra-marins dans l’Hexagone, je suis très vite repéré. C’est surtout important pour les chanteurs ultramarins, de savoir qu’il existe dans leur contemporanéité, des collègues qui viennent des mêmes endroits qu’eux.
Je suis originaire de la Martinique par mes deux parents, le créole est ma seconde langue natale, la littérature ultra-marine et martiniquaise en particulier m’a énormément influencé. Tous les ans je vais en Martinique (c’était deux mois durant jusqu’à ma majorité). Une bonne partie de ma famille (sinon les trois quarts) vit là-bas, et y retourne même de plus en plus pour y vivre. La première fois que j’ai pu chanter en créole professionnellement, c’était à l’occasion de la commémoration des abolitions de l’esclavage, le 10 mai 2021 au Jardin du Luxembourg devant les plus hauts représentants de l’État Français, et c’est le Concours Voix des Outre-mer qui a rendu cela possible. Il faut savoir qu’il existe bien entendu des chants créoles, mais cette langue reste essentiellement orale, il y a donc peu de musiques écrites en créole.
Connaissez-vous d’autres artistes parmi les nommés aux Victoires de la Musique Classique cette année ?
Je connais Marine Chagnon car nous avons étudié tous les deux au CNSM. Nous ne faisions pas partie de la même promotion mais nous y avons été ensemble durant deux années.
J'ai rencontré Marina Viotti lors de mon premier contrat professionnel. Nous avons fait nos débuts ensemble à La Scala : elle chantait Stéphano et moi Pâris dans Roméo et Juliette de Gounod. J'avais été impressionné et inspiré par son inventivité, sa créativité (et depuis nous sommes allés au restaurant, nous avons fait un escape game). Ce sont de beaux souvenirs. J'ai eu par ailleurs l'occasion de rencontrer et recroiser aussi Lea Desandre.
Fabien Waksman étant professeur au Conservatoire de Paris je l’ai croisé un certain nombre de fois et j'ai participé à des projets de sa classe d'écriture quand j'étais étudiant. J'ai fait un stage de direction d'orchestre avec Lucie Leguay durant l'été 2018 au Portugal et j'ai également croisé Victor Jacob au CNSM. J’ai aussi vu Sora Elisabeth Lee diriger : j'ai été impressionné par sa direction. J'en connais donc une belle partie finalement.
Comment se sont passées vos études au CNSM ?
Ce n'était pas simple, c'était même par plusieurs moments difficiles. La formation est très intense, en raison de la densité de l'institution et de sa formation. Il y a énormément de choses à apprendre, d'examens, avec une immense exigence de l'institution envers vous et de vous envers vous-même. C'est une sollicitation permanente.
J'ai eu trois professeurs de chant différents, qui m'ont tous apporté des choses très précieuses concernant ma voix et la manière de cheminer avec elle. Les cours d’arts de la scène également ont été très importants (et chaque fois que je suis en production je me surprends à constater combien c'est utile et efficient).
Le fait de devoir assumer des programmes très éclectiques a aussi pris son sens et son efficience via mes années de formation au CNSM.
Quels sont vos premiers moments d’émotion lyrique ?
Ce sont des souvenirs captés, alors que je devais avoir environ 16 ans. Le premier c'est Le Chant de la Terre de Mahler à Berlin avec le Berliner dirigé par Claudio Abbado, avec Anne Sofie von Otter et Jonas Kaufmann. Une version extraordinaire. Je ne comprenais alors rien à ma vie, je n'étais pas familier du langage de Mahler , encore moins du Chant de la Terre qui n'est pas des plus accessibles de prime abord mais quelque chose me saisissait, si bien que je zappais mais pour y revenir sans cesse. Je comprenais qu'il se passait quelque chose mais sans savoir quoi.
Je ne connaissais rien du chant lyrique, mais en explorant l'univers de Mahler et Wagner, je suis tombé devant Jessye Norman dans la Mort d'Isolde avec Karajan. Ce n’était plus saisissant mais ahurissant.
Je cherche davantage sur Jessye Norman et je tombe sur les Rückert-Lieder, "Ich bin der Welt" notamment. Au final, j’ai presque fait du chant pour chanter ces Lieder. Quand je les ai faits, je n’ai bien sûr pas arrêté, j’ai continué à vouloir m'améliorer pour les chanter mieux encore. Si on m’appelle demain pour chanter ces pièces avec le Berliner, j’y vais tout de suite.
J'étais alors entré dans un chœur et je chantais les Requiem de Brahms et Duruflé, je cherche des Requiem, je tombe sur celui de Verdi avec Karajan toujours, et je découvre Leontyne Price. Je me suis alors dit que c’est ce métier que je devais faire. Ces expériences demeurent ainsi fondatrices.
Vous défendez et pratiquez beaucoup l’art du récital piano-voix, qu’est-ce qui vous attire et vous permet de vous épanouir dans ce répertoire ?
Je suis entré dans le monde du chant lyrique par le Lied, avec Liszt, Mahler, Brahms. J’ai aussi joué du piano, je suis donc très sensible à cet instrument, à son fonctionnement, à ses couleurs. L’intimité et la rencontre qu’offre le répertoire de chambre m’ont beaucoup mené vers ce genre : je trouve que la liberté y est plus grande. Nous y sommes davantage responsables et porteurs de l’expression. Et puis bien sûr, c’est le lieu musical de la poésie, genre littéraire qui me tient à cœur.
Je m’ouvre en parallèle de plus en plus à l’opéra, mais je veille à choisir mes engagements (quitte à me mettre un peu en difficulté ou en danger, financièrement parlant). Je ne m’engage pas dans un projet si je ne m’y sens pas d’avance à l’aise, et je favorise les répertoires qui m’évoquent le plus de choses. J’espère que je pourrai continuer à réunir les deux dimensions, notamment dans le Lied avec orchestre (qui demeure plus rare).
Je cherche aussi ce point de crête et de convergence, où trouver ces liens individuels du Lied avec tous les interprètes au plateau : c’est intense, ce n’est pas évident.
Avez-vous pu mettre cela en œuvre dans les deux productions auxquelles vous avez participé l’année dernière au Capitole ?
Mon rôle était si bref avec Fiorello que le temps d’arriver à ce point de crête et c’était déjà fini. C’était davantage possible avec le rôle de Schaunard. J’ai beaucoup à cœur de faire évoluer, non pas le personnage (qui évolue naturellement), mais ma manière de faire de l'opéra, de représentation en représentation. Il y avait ainsi des double-distributions pour ces deux productions mais je faisais partie des rares rôles confiés à un seul interprète. Cela m’a offert un espace exceptionnel, de création, d'inventivité, d’approfondissement aussi, de réinvention également. La mise en scène était extrêmement précise, et il devenait délicat -presque un défi- de se créer des interstices où (se) créer soi-même.
Comment avez-vous vécu la production d’Hippolyte et Aricie de Rameau retransmise sans public en temps de Covid ?
C’était une expérience compliquée, pour plusieurs raisons, mais c’est la première production qui a pu alors aller au bout. Le contexte faisait que les règles étaient des plus strictes, drastiques (d’autant que les protocoles en étaient à leur balbutiement). On venait pour des horaires très précis et restreints, en chantant masqués (un enfer : ça arrache la gorge), avant de retourner se confiner.
Quel a été l’impact du Covid sur votre parcours ?
L’impact a été très important, colossal en raison des annulations. Je devais passer cinq mois au Royaume-Uni pour le Festival de Glyndebourne tout de suite après La Scala. J’avais également une production au Châtelet avec la Compagnie Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch, avant Hippolyte et Aricie. C’est aussi une période où j’ai eu le temps de me poser beaucoup de questions, sur ce que je voulais faire, comment, avec qui : ça m’a permis de choisir les projets à lancer et relancer. J’en cueille actuellement les fruits.
Que sont notamment ces projets ?
Fin 2020, début 2021 j’ai cofondé le collectif Elisha, nourri par des amitiés et compagnonnages, réunissant jazzman, cinéaste, acteur, metteur en scène, compositeur... en vue notamment de la création d’une œuvre audiovisuelle, pour un appel à projets en lien avec Mondes nouveaux dans le cadre du Plan de Relance du gouvernement. Le projet s’intitule “Terre”, nous allons le tourner en mars à la Martinique avec également comédienne et danseurs. J’y chanterai des spirituals mais c'est une création musicale totale, avec une musique du jeune compositeur Hugo Van Rechem. J’en suis principalement à l’initiative, et j’y ai plusieurs casquettes (notamment de dramaturge). J’ai apporté des textes de Toni Morrison, de Mathieu Riboulet, de Stig Dagerman. Nous sommes en train d'en créer un cycle de court-métrages. Et parallèlement nous tournons un documentaire de création, pour donner à comprendre en partie la genèse de ce projet.
Pouvez-vous nous parler du double rôle (The Midwife et The Watchman) que vous incarnerez en mai à l’Opéra d’Avignon dans la création mondiale Three Lunar Seas composée par Joséphine Stephenson ?
J’essaye autant que possible de participer aux projets de créations et de soutenir cette dynamique, notamment dans le domaine de l’opéra. Je trouve très intéressants les noms-même de mes rôles : The Midwife est la Sage-Femme (mais il s’agira d’un rôle masculin) et The Watchman est le Précepteur-Gardien (celui qui prend soin aussi). Incarner de tels rôles de nos jours, ceux d’un homme qui prend soin, est très intéressant.
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